La Voie d’Agosten, c’est une nouvelle de cosy fantasy, queer et anarchiste. C’est une nouvelle sur la liberté, celle que l’on cherche dans les livres, mais qui est une fuite, celle que l’on prend par la lutte, mais qu’il faut protéger à chaque instant, et celle plus intime, que l’on trouve dans son coeur quand on renonce à l’idée de posséder les êtres que l’on aime.
Le feuilleton comptera 9 épisodes, à retrouver deux fois par semaine sur le blog, et nos réseaux sociaux. Vous pourrez télécharger l’intégralité de la nouvelle en fichier epub au dernier épisode !
Yurgo, libraire au chômage, hérite d’une grande tante qu’il n’a jamais connu. Cet héritage le sort de la galère et lui permet d’accomplir son rêve : ouvrir son café librairie, dans un lieu magique en bordure d’une forêt. Il y fait la rencontre d’Aroxenn, une personne mystérieuse, qui semble en savoir beaucoup sur le lieu et les secrets qu’il renferme. Alors qu’il aspire à faire vivre dans sa librairie un petit bout d’utopie, Yurgo remet tout en question quand il découvre un secret bien gardé. Qui est cette tante Sigrid qui lui a tout légué ? Quels secrets renferme le lieu qui abritera sa librairie ? Qui est vraiment Aroxenn ?
Épisode 01 / 02 / 03 / 04 / 05 / 06 / 07
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« Tu sais, iel est toujours revenu. » Sara lui sert l’infusion fumante dans un petit bol de céramique turquoise. Comme tous les dimanche, Yurgo prend le thé chez sa consoeur fée. Sara connaît Aroxenn depuis l’enfance. Elle l’a vu grandir, elle l’a vu partir, elle l’a vu disparaître, de nombreuses fois. Elle connaît même l’existence du portail: « Ta tante des fois elle disait des trucs bizarres ». Ce qui a rendu à Yurgo son amitié précieuse. « Iel m’a dit ça à chaque départ. Et iel est toujours revenue », dit-elle en s’asseyant en face de lui, un grand sourire aux lèvres. « Allez, haut les coeurs ! Sinon je te relis la scène de sexe hyper gênante que Melinda Gallenn a écrite pour « épicer » Les Misérables. » Yurgo éclate de rire et tente de retenir la fée alors qu’elle s’apprête très sérieusement à aller chercher dans les rayons la désastreuse adaptation locale du chef d’oeuvre de Victor Hugo.
Depuis six mois, toute sa vie est une déclaration d’amour. À la librairie, il a créé un monde pour elleux deux. Un peu d’ici, un peu de là-bas, fusionnant dans un accord parfait. Un petit bout d’utopie. Un petit bout d’anarchie. Un petit bout de l’elfe, un petit bout de lui. Cet endroit est libre parce qu’il brise une frontière, et laisse se mélanger lentement les espoirs des deux mondes. Pour qu’Aroxenn soit chez ellui, auprès de lui. Qu’iel se sente libre de partir ou de rester, mais avec la certitude qu’entre deux voyages, Yurgo peut être son pied à terre.
Une invitation. Une porte ouverte.
« Jean Valjean dévoila sa virilité turgescente…
_ Non ! Non, pitié ! Regarde, je souris ! » Supplie Yurgo. Sara éclate de rire et referme l’épais volume d’un air satisfait.
La cheminée crépite et diffuse une agréable tiédeur dans toute la pièce. Sur le tapis, un gros chien pataud mâchonne le cadavre pâteux d’un vieux livre de poche. Aroxenn lui a amené ce gros chien de montagne, un soir d’été, il y a quelques mois. Iel l’avait trouvé au bord d’une route, maigre, affamé, effrayé. Sara l’a baptisé Gavroche et aussitôt adopté. Aujourd’hui, il est une sorte de mascotte pour les clients de la librairie, même s’il a la fâcheuse manie de mâchonner des livres quand personne ne le regarde.
« En fait, j’ai une idée. » Et Yurgo lui explique son projet. Aroxenn a toujours hésité entre partir et rester. Une part d’ellui est constamment attirée par le large, une part d‘ellui voudrait construire quelque chose. Quand iel ne part pas à l’aventure, Aroxenn va et vient entre les deux mondes, ramenant parfois des chiens errants pour les nourrir, les soigner, et les confier à une famille, ici, où ils seront bien mieux considérés.
Peut-être que c’est l’hésitation. Partir. Rester. Peut-être que le départ est plus facile à envisager que l’angoisse de ne pas réussir. Yurgo connait ça. Il est resté inerte une bonne partie de sa vie, ne sachant quel train sur quels rails prendre, et dans quelle direction. Il n’a même pas voyagé. Prisonnier de sa tête. Prisonnier de son angoisse de l’imprévu. Prisonnier de sa peur de l’inconnu. Il s’est contenté de vivoter sans vivre, seul, avec l’impression toujours plus grande chaque jour d’avoir pris le mauvais train, puis la mauvaise correspondance, puis le mauvaise embranchement, puis… Et de ne plus pouvoir revenir en arrière. Trop tard. C’est Sigrid qui l’a sorti de l’inertie. Son héritage, l’auberge, a été l’occasion de construire sans trop de risque. Il a eu un coup de main d’une vieille âme qui a vu en lui quelque chose que la vie avait brisé chez elle : l’espoir d’un futur solaire.
C’est ainsi que malgré l’absence de l’être qu’il aime, Yurgo se bat pour faire vivre sa librairie comme un lieu de combat. Sara l’a aidé à être moins timide. Moins réservé dans ses aspirations. Elle est venue à la librairie, un soir, après la fermeture. Elle avait toujours voulu voir ce monde, mais ses ailes sont plus difficile à cacher que les oreilles d’Aroxenn. Elle a visité le lieu avec émerveillement, regardé les titres, beaucoup ri dans le rayon fantasy, et supplié Yurgo de lui laisser prendre une dizaine de livres qu’elle avait patiemment sélectionné. « Mais si ! J’ai fait le tri, je ne peux pas prendre moins ! » lui a-t-elle dit, les yeux brillants.
« Tu sais que là où tu es, les gens ne viendront pas sans une grosse motivation. Et leur motivation, ça ne peut pas être d’aller dans une librairie générique comme ils peuvent trouver plus près de chez eux. Ce qu’ils veulent, c’est une alternative. » Yurgo a longuement médité cette observation. Et Sara avait raison. Il a donc affiché plus clairement ses engagements, qui n’étaient jusque là que timidement exposé sur des petits cartons coup de coeur dans le rayon politique. L’association queer locale en a fait son QG informel, et se réunit tous les mercredi autour d’un thé et d’une pâtisserie. Il organise désormais régulièrement des rencontres avec des auteurs et des autrices militantes et politisées, et fait salle comble à chaque fois. En six mois, la Librairie des Deux Mondes est devenue l’alternative. Et pour Yurgo, la réponse au choix impossible. Partir ou rester ? Ne pas choisir : un pas dehors, un pas dedans, rester en mouvement simplement en enjambant la frontière.
Sara sourit. « Tu y tiens vraiment à ton elfe, hein ? » dit-elle en méditant le projet que Yurgo vient de lui exposer. Il baisse les yeux en rougissant et glisse d’une petite voix : « Plus que tout.
_ Alors haut les coeurs ! On a du boulot ! »
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Mon amour,
Revenir n’est pas une prison si la porte reste ouverte.
Je t’aime.
Yurgo médite le court message, vérifie bien que toutes les photos sont jointes, et appuie sur envoyer, le coeur battant. Dans la librairie close, il regarde à nouveau les photos du lieu que lui et ses amis ont préparé, de l’autre côté. Sara, Rudd et Ewenn ont été d’une grande aide pour concrétiser ce que Yurgo avait en brouillon dans sa tête.
Première photo.
La grande salle de l’auberge. Des fauteuils, de grand tapis colorés avec des coussins dans des paniers de toutes tailles. Un grand coffre rempli de jouets en bois et en tissus. Dans un coin, contre un mur, des gamelles encore vides.
Deuxième photo.
Le grand jardin, désormais clôturé par une petite palissade en bois. De petites cabanes douillettes y sont éparpillées. Chacune dispose d’une petite terrasse ombragée et de deux gamelles.
Troisième photo.
Façade de l’auberge. Végétation dégagée. Boiseries repeintes et vernies. Au-dessus de la porte, une enseigne en bois gravé, sur laquelle on peut désormais lire: « La Voie d’Agosten – Refuge ».
Il sort sur la terrasse. C’est l’été et il apprécie d’autant plus le coeur de la forêt qu’il déteste la chaleur. Être moite sans sexe, c’est gâcher de la sueur. Il s’installe et ouvre le dernier roman de Margret Tujoie, que Sara lui a prêté. C’est un roman plus sombre, qui parle d’utopie, mais surtout des combats à mener pour maintenir l’idéal. Rien n’est acquis, tout est à reconquérir chaque jour. Chaque fois que le soleil se lève, les ombres se révèlent. On ne peut les chasser complètement. Elles sont toujours là. On peut seulement les circonscrire assez pour profiter pleinement de la lumière. Et vivre librement. Il ferme les yeux.
Sa liberté étend la mienne à l’infini.
C’était en décembre. Iels étaient allongés l’un contre l’autre blottis dans les couvertures, les Puppini Sisters en fond sonore. Until I first met you, I was lonesome… Aroxenn hésitait. Partir. Rester. Ce soir-là, iel lui a dévoilé son désir de construire quelque chose. Un désir indécis, imprécis, mais qui existait toujours au fond de sa tête. Bei mir bist du schön, please let me explain… Un refuge pour chiens abandonnés. Peut-être d’autres animaux. Ce n’était pas très défini, mais c’était solide. Une étincelle dans ses yeux. It means you’re the fairest in the land… C’était un désir libre de rester. La preuve qu’il existait dans son esprit la possibilité peut-être encore inconsciente d’envisager la liberté comme autre chose qu’une course permanente. Un espoir, peut-être vain, mais Yurgo s’y est accroché comme à une bouée. C’était ça ou la noyade. So kiss me, and say you’ll understand.
C’est sans doute idiot. Un rêve naïf. Depuis qu’iels se sont rencontrés, Yurgo ne peut cesser d’y penser. À deux, un petit bout d’utopie. Une lueur d’espoir. Un lieu pour vivre quand tout crame. Ici ou là-bas. Leur amour écrasant la frontière comme un barrage qui s’effondre, et ainsi laisser Agosten inonder le monde de sa liberté. Cela fait un an aujourd’hui qu’Aroxenn est entré dans sa vie.
J’ai envie d’y croire. J’ai envie d’y croire. J’ai envie d’y croire.
J’ai envie.
J’ai.
Il rouvre les yeux, tente de se concentrer sur le livre en caressant négligemment la tête de Circus posée sur sa cuisse.
Il se fige.
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