La Voie d’Agosten, c’est une nouvelle de cosy fantasy, queer et anarchiste. C’est une nouvelle sur la liberté, celle que l’on cherche dans les livres, mais qui est une fuite, celle que l’on prend par la lutte, mais qu’il faut protéger à chaque instant, et celle plus intime, que l’on trouve dans son coeur quand on renonce à l’idée de posséder les êtres que l’on aime.
Le feuilleton comptera 9 épisodes, à retrouver deux fois par semaine sur le blog, et nos réseaux sociaux. Vous pourrez télécharger l’intégralité de la nouvelle en fichier epub au dernier épisode !
Yurgo, libraire au chômage, hérite d’une grande tante qu’il n’a jamais connu. Cet héritage le sort de la galère et lui permet d’accomplir son rêve : ouvrir son café librairie, dans un lieu magique en bordure d’une forêt. Il y fait la rencontre d’Aroxenn, une personne mystérieuse, qui semble en savoir beaucoup sur le lieu et les secrets qu’il renferme. Alors qu’il aspire à faire vivre dans sa librairie un petit bout d’utopie, Yurgo remet tout en question quand il découvre un secret bien gardé. Qui est cette tante Sigrid qui lui a tout légué ? Quels secrets renferme le lieu qui abritera sa librairie ? Qui est vraiment Aroxenn ?
Épisode 01 / 02 / 03 / 04 / 05 / 06
TW: sont évoqués dans cet épisode des violences sexistes, ainsi que l’épidémie de Sida dans les années 80.
14
« Partir ou rester ? Ce monde gris est un combat sans victoire, l’autre est une victoire sans combat. Je veux juste vivre en paix. »
Yurgo referme le carnet en cuir noir. Le trente-sixième. Depuis quatre mois, il vit ici. De l’autre côté. Cinq fois par semaine il traverse le portail pour aller travailler. Cinq fois par semaine il revient. Là où Sigrid vivait. Là où Aroxenn vivait. La solitude est plus facile à supporter dans le pays qui lui ressemble.
Il a trouvé le journal de Sigrid dans une petite bibliothèque, des dizaines de carnets en cuir noir aux pages noircies d’une écriture nerveuse. Depuis quatre mois, c’est sa seule lecture.
Depuis quatre mois.
Quatre mois depuis qu’iel est partie.
Sigrid était une survivante. Mariée trop tôt à un homme qu’elle ne connaissait pas, mais déjà tellement libre dans sa tête. Une vie recluse à l’ombre d’un mari violent. Une vie à se taire, à subir, à rester à sa place. Celle que son mari lui assignait. Celle que l’État lui accordait.
La mort de cet homme a été une renaissance. Elle héritait de tout. Elle n’avait pas eu d’enfant et était libre. Elle a repris l’Écume des jours sans passion, faisant tourner la boutique quasiment seule, s’épuisant au travail pour accueillir de moins en moins de clients. Le contournement autoroutier de la zone était désormais achevé et l’auberge est devenue invisible. C’est là qu’elle a commencé son journal. Le jour où elle a fermé l’Écume des jours.
Dès la mort de son mari, elle a beaucoup lu. Elle pensait que sa liberté n’était pas acquise, mais qu’elle devait se construire. Elle pensait qu’il fallait se battre pour garder ce qui a été conquis. Elle citait beaucoup Bakounine et Emma Goldman.
« L’apologie la plus absurde de l’autorité et des lois consiste à dire qu’elles réduisent la criminalité », écrivait-elle, citant Goldman. Et le crime quand il est permis ? Couvert ? Elle a vécu la plus grande partie de sa vie sous les coups d’un homme impuni. À jamais impuni. Les lois n’y peuvent rien. Les lois n’y pourront rien. Les lois l’ont longtemps gardée captive. Le ver est dans le fruit, et le fruit est pourri.
Elle a découvert son amour des femmes, bien enfoui sous des couches de violences et d’angoisses. Elle a eu quelques histoires d’amour passionnelles, dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Pendant ces années là, L’Écume des jours est devenu le QG officieux d’une organisation de « libération gay ». Des soirées entières à refaire le monde, à débattre d’anarchie et de révolution, des jours joyeux à préparer les manifs, peignant des slogans sur des banderoles et des pancartes en écoutant Patti Smith, Blondie ou Siouxsie and the Banshees.
C’était avant que tout s’effondre. Les années 80. La fin d’un monde. En dehors, c’était une crise que le monde ne voulait pas voir. Ni les États, ni les responsables politiques, ni les familles. Les homos mourraient dans l’indifférence. Dans le silence. Et ses amis aussi. L’Écume des jours s’est vidé peu à peu de sa joie avec la mort de la majorité de ses résidents, et du départ affligé de ceux qui ne pouvaient pas le supporter.
C’est là qu’elle a découvert le portail. Elle raconte son émerveillement. Non seulement de la beauté, mais de ce qu’elle appelait « l’Utopie d’Agosten ». De l’autre côté, elle a réouvert l’auberge, aidée d’une famille de nains venue s’installer dans ce qui était désormais connu comme « la province libre d’Agosten ». Affranchie des empires, libérée des puissants, accueillant les rejetons mal aimés, les esprits libres, les minorités. Aimer et vivre, sans autre entrave que la liberté de l’autre. Qui étend la mienne, à l’infini.
Partir ou rester ? Rester pourquoi ? Le monde est devenu pour elle trop plein de douleur. Se battre pourquoi ? Le monde est devenu fou du capitalisme. Toutes ces choses brillantes et accessibles, tout ce que l’on consomme et que l’on jette. Tout cet argent à profusion, étalé sous le regard des crève-la-dalle de plus en plus nombreux. Sigrid avait choisi l’autre côté. Ne remettant les pieds dans son monde natal que pour gérer les affaires courantes. Rester sous les radars. Payer ses impôts. Toucher une pension qu’elle ne dépensait qu’en donnant.
Partir ou rester…
15
Yurgo se lève et rentre dans l’auberge en frissonnant : les soirs d’automne sont frais à Agosten. Il prend la bouilloire sur le feu et se prépare une infusions d’herbes du jardin. Il couvre son corps nu d’un simple plaid et se remet au lit, éclairé d’une bougie, le dernier carnet de Sigrid entre les mains. À travers la fenêtre il voit la nuit mauve, calme et belle, le vent dans les herbes, et en bas de la colline, au loin, quelques lumières aux fenêtres des maisons du petit bourg.
En quatre mois, il s’est fait quelques amis. Ewenn le tavernier, d’abord, avec qui il parle longuement de cuisine et de potager. Étonnamment, ce qui pousse ici ne pousse pas nécessairement de l’autre côté. En dépit de tous ses efforts, et des conseils avisés d’Ewenn, il a été incapable d’y faire survivre une bouture d’arbre à baies d’Agosten. Il a même tenté d’en planter les graines : rien n’a poussé. Malgré tout, la tarte aux baies d’Ewenn est devenu un incontournable de la librairie, et il aime répondre par un clin d’oeil et un sourire en coin aux clients ravis qui lui demandent son ingrédient secret. Peu à peu, avec une infusion, une pâtisserie, ou même quelques livres, il noue les deux monde. Il les fusionne en un endroit nouveau. Il laisse couler hors du portail un petit bout d’utopie.
Yurgo a également fait la connaissance de la libraire du coin, une fée nommée Sara, et qui était comme les libraires de ce monde-ci : passionnée, avec un grain de folie.. Il a ainsi découvert qu’ici, les écrits de Bakounine étaient plutôt en vogue, et que Les Misérables était une saga de fantasy très populaire. Il a aussi appris à découvrir la littérature de ce monde.
Sa meilleure découverte a été Margrett Tuejoie, une autrice anarchiste installée dans la province depuis une trentaine d’années, et qui écrit dans un genre proche du space opéra, des aventures pleines de personnages cassés qui redonnent un sens à leur vie par la révolution et la liberté. Yurgo en a vendu un, comme un test, de l’autre côté, dans un bac d’occasions à bas prix. Et puis un autre. Depuis, régulièrement, il met dans ce bac les livres qu’il a lu dans le monde d’Aroxenn, dans l’espoir un peu idiot de diffuser, petit à petit, un peu de l’esprit libre de la province d’Agosten.
Certains soirs, il voit Rudd, le forgeron. Ils ont fait connaissance chez Ewenn et se sont plu. Les nuits avec l’orc étaient brûlantes, et il en avait besoin. Du sexe sauvage pour oublier l’amour et la solitude. Quelques heures. Oublier qu’iel n’est pas revenu. Occulter pendant un instant le souvenir de son odeur, ses doigts sur sa peau, oublier ses dents dans son cou et son souffle chaud, oublier les mots d’amour, les mots d’espoir jetés par inadvertance, oublier son sourire, oublier ses étreintes et ses baisers.
Yurgo allume une de ces cigarettes parfumées que l’on trouve par ici, l’orc dormant nu à ses côtés. Il vient de terminer le dernier journal de Sigrid, et il sent maintenant la douleur de l’avoir perdue. À retardement. Cette « vieille folle de tante Sigrid » qu’il n’a pas connu. Que sa famille a méprisé. Que le monde, son monde, a maltraité. Et qui a choisi l’autre côté. Celui-là. Le côté de l’utopie.
Il sourit en repensant à ce que sa grand-mère, et sa mère, lui disaient : « Cette vieille folle de tante Sigrid, avec ses foutus nains de jardin… » Il aurait aimé la connaître. Cette vieille folle. Il aurait aimé grandir ici. Il aurait aimé connaître Aroxenn plus tôt. Avoir en mémoire plus qu’un petit mois de souvenirs communs. Ne pas avoir la peur au ventre à l’idée que ce soit trop peu, trop tard, et que l’elfe peu à peu l’oublie. Qu’est-il face au monde ?
Il se lève et s’isole pour relire les derniers messages d’Aroxenn. « Je t’aime mon coeur. J’espère que tu vas bien aussi. » Aroxenn a toujours été mal à l’aise avec le portable que lui avait donné Sigrid. Elle s’en plaignait d’ailleurs dans son journal. Elle s’angoissait pour le jeune elfe parti découvrir un monde qui n’était pas le sien. Aujourd’hui, ça ne change pas. Sigrid n’est plus là, mais Yurgo s’inquiète. Il aimerait l’appeler, mais iel est toujours en mouvement. Quand l’elfe ne bouge pas, iel est endormie. Parler avec Aroxenn lui manque. Raconter sa journée. Savoir ce qu’iel a fait, vu, découvert, senti, goûté, les gens qu’iel a rencontré ? Il aimerait lui parler des films qu’il a vu, de la musique qu’il écoute. Lui parler des livres qu’il a lu. Il aimerait pouvoir à nouveau entendre les Puppini Sisters chanter Bei Mir Bist Du Schön sans ce pincement au coeur, seulement avec joie.
Tout ça tourne dans sa tête. Le choix de Sigrid. La voie d’Aroxenn. Et lui, coincé entre deux mondes, dans une attente inconfortable et incertaine. Une hésitation.
Il respire, sèche ses larmes, et retourne se blottir dans les bras de Rudd.
Sa liberté.
Étend la mienne.
À l’infini.
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