La Voie d’Aroxenn, c’est une nouvelle de cosy fantasy, queer et anarchiste, écrite pour une personne incroyable que j’ai date un 13/12. C’est une nouvelle sur la liberté, celle que l’on cherche dans les livres, mais qui est une fuite, celle que l’on prend par la lutte, mais qu’il faut protéger à chaque instant, et celle plus intime, que l’on trouve dans son coeur quand on renonce à l’idée de posséder les êtres que l’on aime.
Le feuilleton comptera 10 épisodes, à retrouver deux fois par semaine sur le blog, et nos réseaux sociaux. Vous pourrez télécharger l’intégralité de la nouvelle en fichier epub au dernier épisode, avec une superbe couverture et sans doute une carte dessinées par Noah !
Yurgo, libraire au chômage, hérite d’une grande tante qu’il n’a jamais connu. Cet héritage le sort de la galère et lui permet d’accomplir son rêve : ouvrir son café librairie, dans un lieu magique en bordure d’une forêt. Il y fait la rencontre d’Aroxenn, une personne fascinante et mystérieuse, qui semble en savoir beaucoup sur le lieu et les secrets qu’il renferme. Alors qu’il aspire à faire vivre dans sa librairie un petit bout d’utopie, Yurgo remet tout en question quand il découvre un secret bien gardé. Qui est cette tante Sigrid qui lui a tout légué ? Quels secrets renferme le lieu qui abritera sa librairie ? Qui est vraiment Aroxenn ?
Épisode 01
3
Une pile de livres dans les bras, Yurgo s’arrête un instant pour regarder dehors. La pluie de novembre fait chanter la forêt. La pluie sur le feuillage qui s’accroche. La pluie sur le feuillage à terre. La pluie sur l’eau de la rivière. Il se faufile entre les tables et les fauteuils et commence à ranger. Il a encore une dizaine de cartons à déballer, enregistrer dans le système, classer et ranger avant demain. Le grand jour. L’ouverture.
Respire, abruti. Il panique un peu.
Les travaux ont été bien plus rapides que prévu. Comme il l’avait pressenti, le bâtiment était dans état inespéré. L’expert, médusé, était à deux doigts de changer de carrière. « Après cinquante ans à l’abandon ? Hé beh, mazette ! Un demi siècle ! J’y comprends plus rien ! » Yurgo a même dû lui servir un verre pour éviter l’erreur 404. Les murs étaient sains, les planchers étaient quasi neufs, la toiture d’une jeunesse insolente. « Même les maison habitées vieillissent en cinquante ans ! ici et ben… Bon, vous aurez peut-être quat’ planches à changer, rafraîchir le tout, le seul gros morceau que je vois, c’est l’électricité, les câbles sont foutus, faut tout changer ! » Yurgo n’y comprenait pas grand chose, mais il était ravi. Selon l’expert, il pouvait espérer une ouverture début décembre « ou pourquoi pas fin novembre, après tout est-ce que j’y comprends encore que dalle à c’t’affaire ? ». Il est parti après un dernier verre, tout chamboulé.
La pluie dehors se calme. Il prend le cutter et ouvre un nouveau carton. L’odeur des livres neufs se libère comme une bombe odorante. Il sort les livres et les classe dans différentes piles. Fantasy, fantasy, science-fiction, truc nul de bourges, ouh ! anarchie et féminisme, fantasy… Il aime bien ce processus. Voir son rêve se concrétiser. Les livres se ranger dans des rayons plus ou moins colorés. Les piles de nouveautés parsemer les tables. Les gros fauteuils moelleux attendre patiemment que s’assoient les premiers lecteurs. L’écran de son ordinateur grésille, puis la lumière de la pièce. Bon, tout ne peut pas être parfait.
L’expert l’avait prévenu, l’électricité allait être un gros morceau. Et un gros morceau ce fut. S’il a pris le bon état de la bâtisse pour un signe encourageant, il ne savait pas trop comment prendre l’état désastreux du système électrique. Il a parlementé des heures avec les électriciens en leur disant que ça ne devait pas être si grave : « Après tout, j’ai juste trois ampoules et un ordi à brancher ! » L’électricien, d’une patience et d’un calme à toute épreuve, l’a alors regardé dans les yeux, a posé une main compatissante sur son épaule et lui a déclaré : « Monsieur, si on remet le jus et que vous branchez votre portable sur cette prise, il prend feu. »
Les travaux ont été une épreuve. Plusieurs prises neuves ont fondu aussitôt le courant allumé, sans raison apparente. Il n’a pas bien compris, mais l’électricien grommelait un truc sur des « interférences magnétiques », ce qui lui semblait une hypothèse un peu farfelue compte tenu de l’endroit. Tout a fini par rentrer dans l’ordre, mais l’électricien l’a mis en garde « Écoutez, à cause des interférences – moi non plus je ne sais pas d’où elles viennent mais elles sont là, faut vous y faire – vous allez devoir être prudent avec le jus. Je passerai tous les ans pour voir l’état du truc, mais je vous conseille d’installer des prises anti-foudre pour éviter les surtensions sur vos appareils. »
La porte de la cave se ferme brusquement dans un claquement sonore. Yurgo sursaute en manquant de faire tomber les livres qu’il tient en équilibre précaire dans ses bras. « Whaaaaa, c’est beau dis moi ! » Yurgo relève la tête. Aroxenn se tient debout devant le comptoir, un grand sourire aux lèvres. Circus est à ses pieds, et le regarde en couinant d’impatience. Le coeur de Yurgo manque un battement : il ne l’a pas vu depuis cette belle soirée d’été. Iel porte le même pantalon trop large et le même t-shirt AC/DC. « Ah ben novembre c’est pas pour tout le monde ! » s’amuse Yurgo avec un grand sourire. Iel jette rapidement un coup d’oeil au dehors « ah oui t’as raison », et sort de son sac de randonnée une veste à capuche et une écharpe. « Mais il fait moins froid maintenant que tu tiens la boutique. » dit-iel avec un grand sourire.
Yurgo a fait de la vieille auberge un lieu chaleureux. Un véritable piège à lecteurs. Quand le courant a été enfin rétabli, il a passé nuit et jour à virer de cette grande salle le décorum désuet d’une brasserie restée figée dans les années 60. Les banquettes en skaï, les tables de bistro, le carrelage moche, il a tout fait remplacer. Ça a pris du temps, et creusé un petit trou dans l’héritage de tante Sigrid, mais le résultat en vaut la peine. Pourvu que ça marche, s’est-il dit en contemplant le résultat fini, les vêtements couverts de verni et de peinture.
Aujourd’hui, un parquet clair illumine la pièce, les murs sont couverts de bibliothèques en bois sombre, la salle parsemée de tables de livres, de fauteuils de cuir noir et de tables basses pour lire en prenant un café, un thé ou un chocolat. « Je n’ai pas encore installé la terrasse, on verra ça au printemps. » dit-il en apportant un thé à Aroxenn, déjà assis au plus profond du plus confortable des fauteuils de la pièce, un sourire de contentement sur le visage. « Aaaah mais on est trop bien là ! » dit-iel en fermant les yeux. Yurgo sourit en s’asseyant dans le fauteuil d’à côté.
Deux heures plus tard, Aroxenn est reparti. Ils ont parlé, ri, partagés des gâteaux aux amandes en sirotant un thé vert citron. Yurgo en revanche n’a pas avancé dans son travail. Il jette un oeil à l’horloge. Oh bordel, pense-t-il en se maudissant lui-même avant de retourner à ses cartons, bercé par le bruit de la pluie murmurant sur les vitres.
Pensif. Il était sec.
4
« Pourquoi la Librairie des deux mondes ? » demande Aroxenn alors qu’iel aide Yurgo à ranger une pile de livres. Yurgo cherche ses mots. La Librairie des deux mondes, c’est venu comme ça. Un éclair dans sa tête. C’est ce lieu, sans doute. Cette forêt qui se penche sur eux comme un bouclier contre le monde. Contre l’oppression. Contre le toujours plus le toujours plus vite le toujours plus haut. Ici, tout est lent.
« Parce qu’il y a le monde que l’on fuit, celui qui est moche, qui est gris, et le monde dans lequel on se réfugie. Celui qui est dans ces pages. Mais je ne crois pas que l’on puisse s’échapper de ce monde là. Je pense qu’on ne peut que faire semblant. Lire, pour moi, ce n’est pas fermer les yeux sur l’état de notre monde : c’est les ouvrir autrement. »
Aroxenn approuve d’un air pensif, puis reprend : « On pourrait croire que tu hésites, dit-iel en lui faisant passer les derniers tomes du Cycle de la Tour de Garde.
_ C’est le cas. Parfois on se sent épuisé, impuissant, abattu. Faire sa part du colibri… Quelle blague. On sait tous qu’à la fin de la fable, le colibri meurt d’épuisement parce qu’il était seul.
_ Tu te sens seul ? »
Yurgo hésite. Il sent le regard d’Aroxenn dans son dos. Il soupire : « Je n’ai jamais été très sociable. Ce n’est pas que j’aime pas les gens. Mais… Je n’y ai jamais trouvé ma place. Toujours l’impression de gêner. D’être de trop. Quelle que soit l’assemblée. Alors forcément, des amis… J’en ai, hein, mais aux quatre coins du pays. »
Yurgo sent la main d’Aroxenn se poser doucement sur son épaule. Sa présence ces derniers jours a été précieuse pour supporter le stress de l’ouverture. Et même si tout s’est bien passé, il attend sa visite quotidienne avec impatience. Aujourd’hui, les fauteuils sont presque tous occupés. Le parking est plein. Des gens ont bravé la pluie de novembre pour se rendre à cette nouvelle librairie qui semble s’être échappée d’un autre monde. Ils flânent entre les tables, lisent dans un fauteuil, sirotent un thé en mangeant une part de cheesecake.
Aroxenn brise le silence : « Donc ce lieu, c’est une sorte d’entre deux pour toi ? Un pas dans le monde réel, un pas dans la fuite ?
_ Pas la fuite. L’utopie. Je ne veux pas penser que l’autre monde c’est juste un aveuglement. Ce que je veux c’est construire un petit bout d’utopie. Dans le monde réel. »
Yurgo a bien tenté d’en savoir plus sur cet être qui est entré dans sa vie par hasard. Par ce lieu. Quand il a voulu savoir où iel vivait, Aroxenn a éludé la question avec un sourire. Quand il l’a interrogé sur son passé, Aroxenn a parlé de voyages autour du monde, les yeux brillants, alors qu’iel se remémorait les paysages, les gens, la liberté. Iel ne semblait exister qu’en mouvement. Etait-ce une fuite ? Yurgo a retenu sa question. Il ne voulait pas devenir une raison de fuir. Il avait un ami. Et c’était assez rare et précieux pour qu’il ne gâche rien.
« Tu me conseillerais quoi pour partir en voyage ? Lui demande Aroxenn alors qu’iel se perd dans les titres du rayon Imaginaire.
_ J’imagine qu’il te faut un truc pas trop gros, pour le transporter, lui répond Yurgo en s’avançant.
_ S’il te plaît, sourit-iel.
_ Tu pars longtemps ? » demande Yurgo en fouillant dans le rayon à la recherche d’inspiration. Le coeur battant.
Un silence. Yurgo a redouté ce moment. On ne garde pas un oiseau en cage. Quelque chose la pousse vers le large. Comme si iel ne pouvait vivre qu’en courant. Le vent dans le dos. Courir pour vivre vite. Pour s’envoler. Pour vivre plus près du soleil, à un nuage de se brûler les ailes.
« Je ne sais pas. Je peux revenir dans quatre mois, comme jamais. »
Il retient ses larmes. Fouille dans le rayon, les yeux flous. Il sort Un long voyage, de Claire Duvivier. Il tousse pour éclaircir sa voix. « Tiens, prend ça. C’est de la fantasy, et ça me paraît correspondre à l’occasion. » sourit-il timidement.
Aroxenn le remercie, et tente de payer Yurgo, qui tient à lui offrir le roman. Iels parlent un peu et le voyageur s’en va, promettant de venir le voir régulièrement, jusqu’à son départ le mois prochain. Il sourit, le coeur lourd.
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