La Voie d’Aroxenn, Épisode 06

La Voie d'Aroxenn
La Voie d'Aroxenn
Illustration par Noah

La Voie d’Aroxenn, c’est une nouvelle de cosy fantasy, queer et anarchiste, écrite pour une personne incroyable que j’ai date un 13/12C’est une nouvelle sur la liberté, celle que l’on cherche dans les livres, mais qui est une fuite, celle que l’on prend par la lutte, mais qu’il faut protéger à chaque instant, et celle plus intime, que l’on trouve dans son coeur quand on renonce à l’idée de posséder les êtres que l’on aime.

Yurgo, libraire au chômage, hérite d’une grande tante qu’il n’a jamais connu. Cet héritage le sort de la galère et lui permet d’accomplir son rêve : ouvrir son café librairie, dans un lieu magique en bordure d’une forêt. Il y fait la rencontre d’Aroxenn, une personne fascinante et mystérieuse, qui semble en savoir beaucoup sur le lieu et les secrets qu’il renferme. Alors qu’il aspire à faire vivre dans sa librairie un petit bout d’utopie, Yurgo remet tout en question quand il découvre un secret bien gardé. Qui est cette tante Sigrid qui lui a tout légué ? Quels secrets renferme le lieu qui abritera sa librairie ? Qui est vraiment Aroxenn ?

12

« La liberté d’autrui étend la mienne à l’infini. » Yurgo baisse le livre qu’il tient entre les mains et regarde Aroxenn, étendu à ses côtés à l’ombre d’un chêne ardent. « C’est Bakounine ». L’elfe sourit. C’est bientôt le jour du départ, et Yurgo a la boule au ventre. Il tente d’ignorer ce qui arrive à grands pas. L’appel du large. Les tambours au loin. Le vent qui souffle son nom. L’invitation au voyage. La liberté d’autrui… Il se répète la phrase comme un mantra. Ce n’est sans doute pas ce que Bakounine avait en tête, mais elle aide Yurgo à accepter. Sa liberté. Étend la mienne. À l’infini.

Ça ira. Pour le moment.

Iels ont passé ces deux dernières semaines à explorer. À changer de décor. Dès que Yurgo avait du temps libre, iels partaient tous deux en balade. Un jour dans un monde, un jour dans l’autre, Circus trottinant joyeusement à leurs côtés.

Leurs mains qui se frôlent. Des regards qui se croisent. Des sourires. Le temps qui se fige.

Une bulle.

Yurgo a ainsi pu mieux découvrir la forêt autour de la librairie. Une enclave de verdure, profonde et presque oubliée, entourée de civilisation. Il s’est demandé si c’était aussi l’effet du portail. Cet abandon. Et en même temps… Les rêveurs trouvaient bien le chemin de la librairie. Selon Aroxenn, les effets du portail sont surtout secondaires. Si presque personne ne s’occupe de ces bois, c’est que des siècles de rumeurs et de légendes les ont rendu inhabitables. Au moyen-âge, ces bois étaient considérés par les autochtones comme la demeure secrète d’un démon, à cause du nombre important de disparitions. Une sorte de triangle des Bermudes local. La vie s’est donc construite autour et peu à peu, cette enclave est devenue inutile et oubliée. Des routes plus larges et moins sinueuses l’ont contournée. Aujourd’hui, même avec beaucoup de volonté, on ne saurait trop quoi faire de ce coin. Son relief exclut la construction de masse, et de toute manière la zone s’est mystérieusement retrouvée inscrite sur la liste des aires protégées. Une chance…

C’est un bel endroit, pour un « Rocher des pendus ». Aujourd’hui, Aroxenn a emmené Yurgo explorer les bois ardents d’Irgalenn, tout près de la Montagne Noire, dans la vallée de Malamort. « Nous avons aussi notre lot de légendes locales », lui a-t-iel dit en l’aidant à grimper au Rocher des pendus.

Yurgo ferme son livre, pose sa tête sur l’épaule de l’elfe qui regarde le paysage d’un air pensif. « J’aimerais faire tant de choses avec toi… » commence Yurgo en l’enlaçant. Iels s’embrassent. Un moment suspendu. Des papillons dans son ventre, sans qu’il sache bien s’ils sont bons ou mauvais. « Tu sais, bien sûr il y a une possibilité que je ne revienne pas, mais il y a un monde où je suis là dans quatre mois, on ne sait jamais… » L’incertitude.

Sa liberté. Étend la mienne. À l’infini.

« Ce sont des humains qui ont baptisé la région. » lui dit Aroxenn en se remettant en marche. Des humains terrifiés fuyant une guerre atroce, plongés dans un monde inconnu. Yurgo ne peut réprimer un frisson. Les noms parlent d’eux même. Comme ce Rocher des pendus, promontoire sombre sur lequel pousse un chêne ardent solitaire, les branches étendues au dessus du vide. « Les seuls vestiges qu’il reste de leur passage, c’est la Tour du démon, là haut. » Un édifice sobre à l’unique fenêtre, le flan éventré, niché sur une pointe perçant le tapis enflammé du feuillage. Autour cependant, sur des dizaines de mètres, tout semble mort : les arbres aux branches nues, le sol sec, stérile et calciné. Comme si la terre absorbait comme un parasite toute possibilité de vie.

Vallée de Malamort.

« C’était pas des bretons, ceux-là. » dit Yurgo d’un ton neutre en brisant le silence. Iels éclatent de rire. Refuge pour les uns. Terre maudite pour les plus terrifiés. Ambiguë comme le feu, comme la vie qui naît de la mort. La peur d’ici et celle de l’ailleurs.

Partir ou rester.

« Il y a tellement de rumeurs et de légendes qui entourent cette vallée… Des histoires de colonie humaine touchée par une mystérieuse maladie qui ronge la peau et le corps, guéris par l’eau du ruisseau qu’ils ont nommé Sort. Une mine d’or pour les conteurs d’où qu’ils soient. »

Quand iels sortent du bois, iels sont silencieux. Cette terre calcinée de la Tour du démon a un effet sur le corps. L’air y est rare, le pas s’y fait lourd, le regard se voile d’une angoisse pesante. S’en éloigner, c’est comme sortir d’un enchantement. La vue brouillée d’un mélange d’émerveillement et d’angoisse. Le coeur qui bat. Le noeud dans le ventre. Il sent la main d’Aroxenn se glisser dans la sienne. Iels se regardent, s’enlacent de longues minutes. S’embrassent. « Pardon mon amour j’oublie l’effet qu’ont ces terres sur les gens. »

Dans le ciel au dessus d’eux, le soleil perce le ciel gris et désespéré pour tacher de lumière les collines venteuses. Le ventre se dénoue.

Sa liberté… À l’infini.

13

Le matin éclairant timidement leurs corps nus et enlacés, iels se regardent en silence. Un dernier matin. Un dernier réveil les yeux dans les yeux. Une dernière étreinte. Aroxenn lui a fait l’amour pour la dernière fois, penché sur son dos, gémissant dans son cou, mordillant son oreille, leurs doigts entrelacés s’agrippant comme s’ils allaient se perdre.

Le coeur qui bat. Le noeud dans le ventre. La respiration qui se coupe. Yurgo est comme en apnée. Il voudrait ne pas pleurer. Il voudrait être fort et vivre de l’espoir de revoir un jour cet être magnifique étendu à ses côtés. Son havre de paix. Son utopie. Être noyé d’amour pour le restant de ses jours.

Iels tentent de faire comme les autres jours, mais les voix sont étranglées. Un café bu sur la terrasse de l’autre monde, dans la tiédeur du matin clair, les yeux brouillés vagabondant comme des voyageurs avinés sur le paysage magnifique de la province d’Agosten.

Yurgo le sait : il ne peut lutter contre l’invitation au voyage. Le monde est si vaste. Aroxenn ne peut vivre enfermé. Iel n’a pas encore trouvé de liberté plus grande que de fuir l’immobile. À tout prix. Rester en mouvement sans regarder en arrière, et la possibilité de se perdre en route. De ne jamais revenir. Comme s’il n’y avait jamais eu de point de départ.

Ce n’est jamais arrivé jusque là, essaye de se rassurer Yurgo. Iel est toujours revenue. Mais Aujourd’hui Sigrid est morte, et elle était sa clé dans ce monde si vaste. Yurgo a conscience que face à des années d’amitié, quelques jours d’amour ne font pas le poids. Il ne fait pas le poids. Il n’est qu’un passant dans la vie de l’elfe, une parenthèse enchantée. Une page que l’on tourne.

Il tente de s’accrocher aux mots d’amour. À l’espoir d’un retour que l’elfe a toujours laissé planer, sans faire attention, au détour d’une phrase, comme pour le rassurer.

Il sanglote en silence, sur la terrasse, alors qu’Aroxenn prépare ses affaires dans la pièce à côté. Ces trois dernières semaines ont été un rêve. Une sensation d’irréel. Des promenades enchantées dans la nature des deux mondes, des soirées arrosées et pleines de joie, des nuits d’amour brûlantes, des journées à la librairie à ranger ensemble les livres, les conseiller, les lire. Un rêve, qui prend fin en plein vol.

« Yurgo… » Yurgo lève la tête, et tente de sourire à travers ses larmes. Aroxenn se tient debout dans l’encadrement de la porte, son sac de randonnée sur le dos, habillé chaudement, Circus tournant en rond en couinant d’impatience. Il se lève, l’enlace, sanglote sur son épaule. Main dans la main iels repassent le portail, dans le gris, le froid et l’humidité.

Après une dernière étreinte, après un dernier baiser, Aroxenn s’en va. Sans se retourner.

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