« Vous devez tuer mon beau-père. »
Je descends les pieds du bureau et me penche vers l’avant, les sourcils froncés.
« Répète un peu, gamin ? »
En général, c’est plutôt des bonnes femmes saucissonnées de baleines et de dentelle qui passent ma porte en tapinois. Ou, comme c’est plus souvent le cas ces temps-ci, des femmes fatales en contrefaçons de Jimmy Choo et d’Armani. La demi-portion dans mon bureau, c’est nouveau, et je suis pas sûr d’apprécier ce genre de nouveauté. Il est jeune, peut-être onze ans, et efflanqué, mais il a le regard de quelqu’un de trois fois son âge, et de quelque chose de deux fois plus dangereux.
Nestor Burma cosmique

John Persons est le genre de détective privé que j’aime bien. Tel que je l’imagine, il est grand, mal rasé, il a un imper gris et un chapeau, une clope au bec et un regard hanté par le reflet ambré de son verre de whisky. Il a un bureau avec une porte vitrée, des stores vénitiens qui lui rayent le visage de la lumière chaude du lampadaire, ça sent le tabac froid et le renfermé (il pleut beaucoup et il n’aère pas). Insérez morceau de jazz au saxophone et bruit de pluie sur les vitres.
Si l’hommage évident aux romans et films noirs des années 50 ne va peut-être pas toucher tout le monde (on pourrait facilement dire « trop cliché », même si c’est nettement plus subtil), il m’a personnellement visé en plein cœur (et la traduction de Marie Koullen n’y est pas pour rien). J’ai une sorte de passion pour ces détournements malin. Veronica Mars l’avait fait en version ado, woke avant l’heure, Cassandra Khaw l’emmène du côté de Lovecraft, sans le racisme, mais avec tout le poisseux, les tentacules cheloues et le genre de fluides qu’on aimerait pas sentir couler sur sa peau. Iel l’emmène à Londres, précisément Croydon, banlieue sud, industrielle, grise, humide, où les cheminées des usines saturent l’air de trucs qui font mourir les pauvres plus tôt.
Alors quand le gamin vient l’engager avec ses trois sous pour tuer son beau-père, le détective est intrigué. Il sent la violence, les abus, mais autre chose aussi. Un mal plus sombre qui habite cet homme de l’intérieur. Un mal qui touche d’autres hommes à l’usine et dans la ville. Un truc plus sombre que John Persons a déjà rencontré. Parce que, comme le gamin le rappelle bien : lui aussi est un monstre. De quel type ? On ne peut que spéculer : « Les Immortels. Les Morts. Les Larves stellaires. Les choses très anciennes. Les Grands Anciens. » On est clairement dans de l’horreur cosmique : à la fois palpable, dégueulasse, mais aussi indéfinie et floue. Une dichotomie qui crée le malaise, parce qu’incarnée dans une réalité insaisissable.
Et clairement sur ce genre d’horreur, la littérature ne pourra pas être dépassée par les images. Parce que c’est dans la confusion qu’elle grandit. Les mots sont là à la fois pour faire ressentir sa poisseuse réalité, mais aussi pour brouiller ses contours. Elle s’empare de votre cerveau pour créer des images mouvantes, mutantes, le genre d’images qui vous font dresser les poils de la nuque parce qu’imprécises.
Le génie de cette novella réside dans la réunion de cette horreur avec le genre du roman noir. D’un côté on sème le flou, on déforme les corps, on fait couler les fluides, de l’autre on parle d’une réalité sociale sombre, des violences intra-familiales et des violences faites aux femmes. Un mal bien réel, qu’on ne dilue pas, qu’on n’édulcore pas, mais dont on révèle toute l’horreur, même la plus indicible. Avec cette novella qui se dévore autant qu’elle nous dévore, Cassandra Khaw se joue des codes avec brio, dévoilant les monstres cachés sous la peau, sous les mots, derrière les portes closes.
Briser les os, Cassandra Khaw, éditions Argyll, 9,90€
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