Lecture : ce que la guerre nous prend

littérature en guerre

Quand j’ai rencontré Gilles Marchand à l’automne dernier pour ma première animation de rencontre en librairie, je lui ai posé une question qui lui a beaucoup plu : Qu’y a-t-il d’irrésolu dans la Première guerre mondiale pour qu’on écrive encore de nombreux livres, romans, essais, à son propos ? En exemple, je citai évidemment son roman Le soldat désaccordé, mais également deux autres sorties de la rentrée : Demain, le jour de Salomon de Izarra, et Golden Age, de Fabrice Colin

La fin des illusions

En littérature, on étudie le XXème siècle comme un moment de bascule. Comme une fin. La fin des idéaux, nous dit-on. Les guerres, la montée du fascisme, l’émergence de la psychanalyse, tout ça a produit de nombreux effets sur notre culture dont nous héritons encore aujourd’hui des remugles. Une méfiance envers des médias qui ont menti à des fins de propagande, une défiance des institutions qui s’accentue un peu plus à chaque période de crise, et une littérature qui, après le chaos, se refuse à imaginer et à croire en des histoires qui iraient bien au-delà du simple point de vue de l’auteur. Bien sûr, ce sont des généralités, mais il y a là-dedans quand même un peu de vrai.

Golden Age, Fabrice Colin

Golden Age, Fabrice Colin

C’est d’ailleurs en partie le sujet du roman de Fabrice Colin. Juillet 1914, nous sommes dans le Dorset, à Dandelion Manor. La guerre est imminente, une question de jours, dit-on. Quatre écrivains vieillissants sont réunis dans la langueur d’un été dont l’insouciance est tachée d’inquiétude. L’inspiration n’est plus là. La muse est-t-elle partie ? L’ombre de la guerre ferait-elle fuir les fées ? Entourés d’une femme au dessein mystérieux, d’un enfant rêveur ayant le pouvoir de se connecter au monde magique, et observé de haut par un elfe fantasque, les quatre hommes sont prêts à tout pour que l’inspiration leur revienne.

Ce roman est foisonnant. Bien sûr, la guerre est en fond. Elle menace, elle est imminente. Les bombes sont déjà prêtes à tout détruire : il n’y a plus d’incertitude, seulement une attente angoissée, comme une ombre qui plane et qui couvre le ciel bleu. Dès le début, la tension est là, dissimulée maladroitement par les personnages derrière une bonhommie de circonstance, le verni bourgeois qui écarte l’imminence de la guerre comme on met la poussière sous le tapis.

Mais c’est aussi un grand roman sur l’inspiration, sur la création littéraire. Et pose la question de la « muse » en littérature. Cette illusion que la création vient à l’auteur par illumination, quand il regarde d’un air pénétré le large, perché sur une falaise les cheveux aux vents. Dans ce roman, ces quatre écrivains qui se plaignent du départ de la muse sont quatre bourgeois oisifs dans un manoir. Quatre paresseux apeurés qui se reposent sur leur succès passé, avec la peur de voir leur étoile s’éteindre.

Alors, l’inspiration s’est-elle enfuie avec la guerre qui approche ? Ou les privilèges dont jouissent ces quatre auteurs ont-ils étouffé tout besoin de travailler pour vivre, au point de confier leur créativité à une muse, illusion lasse qui s’efface en même temps que le monde des fées ferme ses portes ?  Autant de questions passionnantes abordées avec poésie et cruauté dans ce roman de la fin de l’innocence.

Golden Age, Fabrice Colin, coll Le Rayon Imaginaire, Hachette, 23€

Demain, le jour, Salomon de Izarra

Demain le jour, salomon de izarra

1936, l’aube d’une nouvelle guerre menace. Un train déraille au coeur des Vosges. Trois survivants s’échappent de la carcasse encore fumante, à la tombée de la nuit, et trouvent refuge dans un village au milieu de la forêt. Le village semble désert jusqu’à ce qu’ils soient attaqués par une créature tout droit sortie des enfers. Ils trouvent alors refuge chez le maire, dernier rescapé du village. Les trois personnages vont devoir fouiller leur passé à la recherche de ce qui les a mené ici, à ce moment précis, afin de trouver la clé de leur salut.

Comme tout ce qui sort de l’excellent label mu (éditions Mnémos), Demain, le jour est un roman hybride. Entre l’horreur gothique et le roman psychologique, niché entre le souvenir douloureux d’une guerre qui fut une boucherie sans nom et l’ombre d’une deuxième et qui sera plus terrible encore. 1936, les nazis sont déjà au pouvoir et les premiers méfaits d’Hitler ont des échos en France, et l’opinion ne sait trop quoi en penser. La période n’est qu’incertitude et la peur couvre tout.

Au fond, les personnages de ce livre ont chacun des traumatismes irrésolus. Des douleurs persistantes. Des cauchemars qui les tiennent éveillés la nuit. Les monstres dehors qui les harcèlent et qui tuent, ces créatures absolument cauchemardesques dont chaque apparition suscitera en vous un frisson de terreur, ce sont ces souvenirs qu’on a trop laissé de côté, ces émotions que l’on enfouit, tout ce qu’on refoule comme douleur et frustration, et qui un jour surgit, incontrôlable.

L’isolement, la solitude, l’individualisme… Autant de déclinaisons d’un même sentiment d’être seul face au monde, ou seul loin du monde, seul en dehors du monde, hors de portée d’une main tendue ou d’une aide charitable. Ces personnages se retrouvent dans ce village isolé comme dans leur vie : perdus et loin de tout. Ce roman au souffle indéniable écorche avec une poésie sombre le mur que l’on construit tous entre nous et le monde. Bouleversant et magnifique.

Demain, le jour, Salomon de Izarra, label mu, éditions Mnémos, 20€

Le soldat désaccordé, Gilles Marchand

France, années 20, tout juste sortie de la première. Un ancien combattant se charge d’une mission : enquêter et retrouver les disparus de la guerre. Un jour, une dame nommée Jeanne Joplain lui demande de retrouver son fils, Émile, disparu lui aussi sur le champ de bataille. En enquêtant, l’ancien poilu découvre une déchirante histoire d’amour, et va se lancer à corps perdu dans la résolution de cette enquête.

Franchement, je pleurs rarement. Généralement chez moi c’est un signe de dépression, mais là honnêtement ça allait bien, alors j’ai pas compris, au point que ma première hypothèse fut que le roman était imprimée sur de l’oignon. J’ai trouvé ça pas cool. Mais en fait, je crois que je suis très sensible aux fins irrésolues. Je trouve qu’il n’y a rien de plus triste que l’espoir qui s’arrête net dans l’inconnu. Et donc le besoin d’aller chercher plus loin, de remuer ciel et terre pour trouver un sens à tout ça.

La première guerre a été une boucherie. On croyait qu’elle serait expédiée en quelques semaines, les soldats sont partis sans penser qu’ils y seraient encore des années plus tard, les pieds dans la boue, des horreurs plein la tête, l’image de leurs camarades explosés gravé dans la rétine. Ce qu’il y a d’irrésolu, dans cette guerre, c’est qu’encore aujourd’hui, elle n’a pas de sens. C’est juste une étincelle qui a allumé un feu. La décision cruelle et absurde de quelques dirigeants de jeter en pâture leurs peuples les uns contre les autres. Un conflit d’égo.

C’est ça que cherche notre personnage. Non seulement l’espoir, mais un sens à tout ça. Panser ses traumatismes avec de l’amour et de la poésie. Avec le mythe si beau d’une « fille de la lune » qui vient sur le champ de bataille à la recherche de son amant poète, et qui cueille les bombes comme des fleurs en acier. Ce qu’il cherche au fond, c’est cette fin heureuse impossible. Une justification valable à la douleur et au traumatisme. Une résolution à l’insoluble. Et c’est beau et déchirant.

Le soldat désaccordé, Gilles Marchand, éditions Aux Forges de Vulcain, 18€

Bonne lecture,

Viktor Salamandre

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