Ça vous dit un petit feuilleton ? Oh, trois fois rien, une nouvelle assez longue écrite l’année dernière, une simple histoire d’amour sur fond de musique et de fume. Le spectateur est à une soirée. Il ne sait plus trop comment il est arrivé là, il ne sait pas trop pourquoi il est venu. Socialiser l’angoisse, la conversation l’ennuie, mais il paraît que la musique est bonne. Au milieu de la foule, il bouscule un inconnu au fascinant regard vert… Prêt ? Plongez !
« Mes poumons sont pleins de la fumée de ton absence »
Raymond Carver
Chapitre 1
Le spectateur tousse bruyamment. Il n’a jamais pu supporter le tabac. Fumer, oui. Le tabac, non. À chaque fois il se fait avoir, chaque joint qu’on lui fait passer en soirée est coupé au tabac. Non, non ce n’est pas la première fois, non… oui voilà c’est le tabac.
C’est agaçant de s’expliquer.
C’est difficile de faire la conversation.
Lui il veut juste fumer.
On lui dit qu’il fume vite. En vrai, c’est ça ou la bouffe. Occuper sa bouche pour ne pas qu’on s’attende à ce qu’il participe à la conversation. Ce n’est pas tellement qu’il n’a rien à dire, il en a beaucoup à dire, peut-être même beaucoup trop, et commencer à parler peut-être pas au bon moment, sans doute pas de la bonne manière, c’est risquer le vomis verbal alors il fume parce que le joint est un bâillon plus sexy que la bouffe.
Non pas qu’il s’occupe beaucoup de ce qu’on pense de son physique.
Mais lui trouve ça plus sexy.
Dans la tête il essaie de compter après chaque taffe pour avoir l’air plus naturel et moins précipité. Non pas qu’il s’occupe beaucoup de ce que les gens pensent mais il aimerait autant éviter que les gens posent des questions sur sa nervosité. Non pas qu’il pense que les gens sont vraiment attentifs généralement mais il y a toujours, en soirée, un vampire pour se régaler du malheur de l’autre, prêt à t’emmener dans un coin pour te faire cracher tout ton mal-être dans son gosier affamé. Ce genre de taré ou simplement un ami toujours inquiet. Et ça il aime pas non plus parce qu’il n’aime pas inquiéter les gens. Dans l’idéal il aimerait juste faire rire.
1, 2, 3, 4, 5, 6 ça y est tire.
Passe le joint.
Trouve un verre plein.
Trempe tes lèvres dedans.
Ne bois pas, ça va partir trop vite, si tu te ressers on va te regarder bizarrement.
En vrai il regarde autour de lui et se sent plus seul que jamais. En apparence, si quelqu’un entrait à ce moment là, personne ne le remarquerait. Fondu dans un groupe, pareil à n’importe quel gars échoué là on ne sait comment, intégré, alpagué, amarré, semble attentif à la conversation, l’est sans doute beaucoup trop, beaucoup plus que ça ne le vaut vraiment mais finalement cela n’a aucune importance il ne parle pas parce que s’il parle il parle trop.
Mais lui se sent seul.
Seul au milieu des gens.
Au milieu de ce salon trop grand.
De cette salle.
Au fait où est-il vraiment. Pendant un moment il se demande comment il est arrivé ici. Un copain, vaguement pote, était passé chez lui, de là chez l’autre, de là-bas ici. Il paraît qu’il y a de la musique de prévu. Un DJ.
C’est une question de degré d’intimité. De véritable relation amicale. Avoir un pote c’est bien, un ami c’est rare. Lui n’a jamais été le meilleur ami de personne, il est toujours arrivé trop tard. Sorte de nomade solitaire, personne ne s’est vraiment attaché à lui, ou alors se comptent-ils sur les doigts d’une demi main.
Mettons, demain il disparaît. Combien de gens, et en combien de temps, vont s’en rendre compte ? Peu et beaucoup trop. Il s’est fait à l’idée. Il croit. Peut-être. Il n’est pas sûr. Il aimerait être proche de quelqu’un. Pouvoir compter sur quelqu’un sans avoir l’impression de constamment le déranger. Ne plus être le boulet qu’on traine en soirée parce qu’on a pitié. Est-il vraiment cette personne ? il ne sait pas. S’il compte pour quelqu’un, on a oublié de lui signifier. Comment signifient-on ces choses ? il ne sait pas non plus. Peut-être a-t-il lui-même oublié de signifier aux gens qui ont compté qu’ils comptaient vraiment et à quel point.
Il se rend aux toilettes. La salle est grande. C’est un genre de salle de bal. Pas en bon état mais très vaguement retapée pour l’occasion. Des spots de couleurs éclairent les murs. Au fond de la pièce tout en long, loin des fauteuil, après un espace étonnamment dégagé qu’il identifie rapidement comme une piste de danse, une estrade, une table, des machines. Derrière personne encore. Un drap est décoré d’un logo étrange avec un scarabée et un soleil rouge.
Il se rend aux toilettes. Il croise une fille blonde plutôt mal en point qui semble ne pas se rendre compte du vomis séché au coin de ses lèvres. C’est dommage de vomir avant le DJ, il se dit. Il pousse la porte, ferme derrière lui. s’adosse au mur de la cabine.
Respire.
Ça pue, mais au moins il est tranquille. Personne ne lui demande de parler. Personne n’attend rien de lui. Aucune réaction appropriée, aucun rire forcé, aucun sourire de circonstance, ces choses épuisantes que l’on demande aux gens implicitement, parce qu’avoir un visage inexpressif devant soi est visiblement insupportable. Enfin ça il l’imagine, il a toujours trouvé les émotions gênantes. Encombrantes. Il a toujours trouvé que chez lui elles ne sortaient pas comme il le fallait. Et toujours difficile à identifier.
Pour lui, la plupart des émotions ne sont que de la peur. Il s’imagine les émotions comme un long spectre, comme celui de la lumière, indéfini, sombre, brouillé, que les humains ont saucissonné pour lui donner un sens. Mais au fond, tout cela n’est que de la peur. L’amour, de la peur. La tristesse, de la peur. L’euphorie, de la peur. La joie, de la peur. Tout cela, de la peur.
On frappe. Fin de la pause. Il souffle un peu, tire la chasse d’eau, déverrouille la porte, attend une seconde et sort.
Il bute contre un type. Pendant un moment il ne bouge pas. Par inadvertance il a regardé en plein dans les yeux de l’adversaire. Un vert un peu bleu. Un petit mec un peu sec à l’air à la fois inquiet et impatient, coiffé de dreads qui tombent autour de son visage fin comme une cascade figée. Ça lui va bien.
Il bredouille un mot d’excuse et déverrouille la situation en se glissant vers le lavabo. Son coeur bat trop vite. Il respire trop fort. D’habitude il ne regarde personne dans les yeux. ça le déconcentre. On dit que les yeux sont le miroir de l’âme et c’est vrai. On voit tout dedans pourvu d’y être attentif. Il ne regarde pas dans les yeux des gens qui lui parlent parce qu’il ne veut pas lire l’agacement, le mépris ou le mensonge. Pour lui c’est comme des coups de poing. Là il n’a pas fait exprès. Il est perdu. Il n’est pas sûr de ce qu’il a lu mais c’était beau. Et ça, c’est pas commun.
Il se lave les mains.
Se passe de l’eau sur le visage. Sort des toilettes. Fait un détour vers le bar, où il prend une bière dans laquelle il trempe négligemment ses lèvres. Il essaie de se souvenir du coin de la pièce où il était posé quand la lumière s’éteint. Des cris enthousiastes, l’estrade s’illumine, il s’avance vers la scène, sans trop réfléchir. Derrière les machines un visage familier. Les premiers sons retentissent et la musique l’enveloppe doucement.
Il ferme les yeux.
Commence à bouger, son verre à la main.
Seul au milieu des autres.
Sans faire attention. Il ouvre les yeux et regarde le DJ, son visage fin, ses dreads, son air concentré. Il se souvient de ses yeux. Il aimerait bien y plonger son regard à nouveau. C’est pas commun, ça, il se dit.
C’est idiot, le voilà plus seul encore. Seul au milieu des autres. Seul. Il ne saurait expliquer. Il continue de danser sans penser autour de lui. Il est comme seul avec le son, des lasers lui traversent la tête, il ferme les yeux et ne pense à rien.
Il se sent partir, sorte d’expérience extra-sensorielle, poussé en dehors de son corps ou bien, au contraire, comme pleinement dans son corps. À la fois dedans et dehors. Absent mais ici, à la fois étranger et ami, amant inconnu, incertain de tout, fantomatique dans sa propre existence, s’évapore comme si quelqu’un soufflait sur un pissenlit mort, envoyant valser un million de spores dans le ciel de velours.
Il respire, ouvre les yeux.
Il est allongé sur une banquette dans une petite salle qu’il ne connait pas. Il s’assoit la tête lui tourne un peu il s’est redressé trop vite. Sa vue se brouille, il attend que ça passe. Il entend, étouffé, le bruit de la fête. Combien de temps ? Combien de personnes ? A-t-on seulement remarqué son absence ?
On frappe à la porte. Pendant une seconde il ne sait pas quoi faire, on frappe à la porte d’une salle dans laquelle il est seul mais il n’est pas chez lui, que répondre ? On répond pour lui et la porte s’ouvre. Avec la porte qui s’ouvre le souffle de la fête, le bruit plus fort, la musique qui pulse dans sa tête. Le DJ passe la tête, le regarde dans les yeux. Putain. Le spectateur ne sait pas trop quoi dire, il en est encore à analyser la situation et ne comprend pas tout. Il doit faire une tête bizarre parce que le DJ rit un peu. Pas méchamment, au contraire, dans ces yeux s’allume un petit truc rassurant.
– Alors toi t’as un peu trop apprécié le set
Le spectateur le regarde, sans comprendre. Le DJ entre et s’assoit à côté de lui sur la banquette.
– J’ai raté quoi ? le spectateur demande.
– Sans me vanter, un très bon dernier tiers de mon set. Le DJ sourit.
– C’est con j’aimais beaucoup
– Merci, j’ai vu. Ça t’arrive souvent ?
– C’est rien, un vertige, ça arrive quand je fume trop vite pour fuir les conversations.
– Tu veux prendre un peu l’air ?
Le DJ se lève et le spectateur le suit jusqu’à un balcon désert. Ils s’assoient face à face. Le DJ roule un joint, le spectateur le regarde. Une brise fraiche dans la nuit d’été, le spectateur ferme les yeux et savoure l’air sur son visage. La nuit est claire, la lune est pleine. En bas la campagne, une sorte de champs et l’obscurité bleue d’où il distingue à peine un muret de pierre au milieu d’un océan d’herbes frémissantes.
La flamme du briquet illumine brièvement le visage du DJ. Il a un visage doux. Le spectateur se demande s’il se met en colère parfois. À quoi ressemble ce visage en colère ? À quoi ressemble-t-il quand il est triste ? Le DJ tire une taffe et le regarde dans les yeux. Il fait sombre mais le spectateur voit ses yeux comme en plein jour. Ou plutôt comme dans son souvenir, la lumière du néon des toilettes. Il ne dit rien mais le silence n’est pas gênant. C’est assez rare. Les gens sont souvent gênés par le silence, ils aiment le remplir de conversations inutiles. Ici juste des regards, un sourire un coin. Le DJ passe le joint au spectateur, qui le porte à ses lèvres.
– T’as pas dit merci.
– Euh, merci, désolé je… Le spectateur bredouille, ça y est, il a encore fait quelque chose de bizarre, il se fige, le DJ rigole.
– Hé c’est rien hein, c’est juste que d’habitude, quand on te passe un joint, on dit merci mais t’en fais pas pour ça. Le DJ le regarde en souriant.
Le spectateur se détend. Il tire une taffe sans se presser. Il tousse presque immédiatement. Du tabac. Forcément. Lui les roule à la damiana, une fleur du Mexique que les peuples autochtones d’Amérique du Sud consomment en infusion. C’est plus doux, c’est relaxant, et surtout, ça ne le fait pas tousser.
– C’est l’herbe ou le tabac ?
Tiens, c’est la première fois qu’on ne suppose pas d’emblée que c’est son premier joint.
– Le tabac. Pour les miens je mets de la damiana.
Le DJ hoche la tête. Le spectateur boit un peu d’eau. Il s’adosse à la rambarde en fonte du vieux balcon. Il se sent moins seul. Pendant un moment, il se sent intime avec quelqu’un. Deux sur un balcon au milieu de rien, au milieu de la nuit par-dessus l’herbe bleue, rafraîchis par la brise et les nuits d’Août, il aimerait le toucher, avoir un contact. Il n’aime pas ça généralement, il évite autant que possible les poignées de main, les bises, les câlins, les accolades viriles que les mecs se sentent forcés de pratiquer pour représenter totalement leur sexe.
Mais là, juste passer sa main sur sa joue, il aimerait bien.
Il détourne le regard, troublé, plonge ses yeux dans l’obscurité. Il ne sait pas ce qui lui arrive. Il a peur. Il tire sur le joint et tente de se détendre un peu.
Le DJ se met à parler. Pas pour remplir le vide, mais parce qu’il en a envie. Le spectateur plonge son regard dans les yeux de l’adversaire et écoute, sans se forcer, le DJ parler de sa musique. Il aimerait respirer son rire comme s’il était son air. Embrasser son monde de ses lèvres. Ils parlent pendant des heures, jusqu’à ce qu’à l’horizon une lueur rose viennent éclairer les collines. Ils se regardent en souriant. Le spectateur voit maintenant plus clairement les yeux du DJ.
Ils se lèvent et entrent prendre un café. L’endroit est presque désert. Quelques corps apaisés échoués sur des banquettes.
Il s’échangent leurs numéros.
Pendant un instant, il est tenté de l’embrasser. À la télé c’est toujours le bon moment. Mais il ne sait pas si en vrai c’est le bon moment. Il est un peu confus parce qu’il semble lire du désir dans le regard du DJ mais pour la première fois il n’est sûr de rien, il doit supposer, et supposer est plus dur, il sent une vague tension, un désir commun, mais ne veut pas se tromper, ça c’est la prudence, il a peur, il reste un peu figé, ils s’avancent l’un vers l’autre pour une bise maladroite. Une seconde de flottement. Dans tout son corps un cri. Quelque chose doit sortir. Est-ce que c’est ça le désir, le vrai ? Un cri qui veut sortir ? Une force que l’on enferme ? Il a l’impression qu’on frappe à l’intérieur de ses côtes, que tout son être enferme ce noeud bouillant qui n’attend qu’à être dénoué.
Ils se quittent là, sur un sourire. La frustration au corps. Le noeud au ventre. Le spectateur a peur. Il rentre chez lui tête baissée, la tête pleine de cette terreur qu’il ne sait pas interpréter.
À suivre…
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