Premier roman publié de Sacha Morage, La Voix de la Vengeance est une claire réussite. Un livre plein de colère qui confronte une femme à un traumatisme insurmontable, et à l’injustice d’une société dans laquelle elle ne peut être que perdante ou résignée. De la fantasy sombre qui vient bousculer vos certitudes morales avec plus de nuances et de complexité qu’il n’y paraît.
Moralement grise

Quand j’ai entendu parler de La Voix de la Vengeance, une chose m’a intrigué : on parlait d’un personnage « moralement gris ». Cette expression, je ne l’ai jamais vraiment comprise. La morale de quelqu’un dépend toujours d’un contexte. Le bien et le mal sont des notions floues. Lisbeth Salander dans La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette de Stieg Larsson disait « Il n’y a pas d’innocents. Seulement différents degrés de responsabilité. » Ce personnage m’a donc intrigué avant de lire le livre parce que sa « morale grise » a forcément été forgée dans un contexte, et il fallait que le connaisse.
Vaelle vit avec son frère dans un logement miteux. Tous les deux vivent de petits boulots. Ils ne sont pas d’ici. Ils sont venu chercher une meilleure vie. Mais dans un monde injuste les candidats sont nombreux et les places sont chères. L’espoir fait trimer les classes laborieuses, la désillusion brise leur résistance en résignation. Un jour, son frère est tué sous ses yeux par Yervain, membre du Bureau, organisme de répression chargé de contrôler l’usage des « Voix », ces personnes dotées d’un pouvoir redoutable déclenché par leur voix.
En quelques minutes, elle apprend que son frère est une « Voix sauvage », une de ces Voix clandestines, non contrôlées par le pouvoir, qui alimentent les fantasmes et les peurs de la population. Elle en est aussi une, elle le cachait. Son frère et elles se cachaient mutuellement le même secret. La violence de l’acte, la surprise de la révélation, la culpabilité du survivant, trois éléments qui vont déclencher un traumatisme immense. Un traumatisme qui se rappelle à elle dans des scènes de dissociation particulièrement bien décrites tout le long du roman. Un traumatisme qui va entraver ses prises de décisions en obscurcissant sa raison.
Moralement grise. Premier élément de contexte.
La justice est une illusion

Vaelle vit dans un monde injuste. Une société bâtie sur les inégalités. Ceux qui possèdent ont accès au savoir, au pouvoir, et échappent dans une certaine mesure à la justice, par la corruption et l’influence. Vaelle ne possède pas. Elle n’est même pas née ici. Elle tente d’obtenir justice, parce que le meurtre de son frère est une injustice, que son meurtrier doit être condamné, c’est dans la loi… Mais elle n’obtient pas justice. Les forces de répression échappent à la justice, parce que leurs exactions servent à maintenir la terreur chez ceux qui travaillent.
La justice y est une illusion. Elle est là pour intimider, pour dissuader, pour mater. Elle est destinée à maintenir les pauvres dans la soumission à l’autorité, et dans une inégalité de fait avec les classes supérieures. Le redouté Bureau est là pour ça : il divise et terrifie. Il est l’instrument au service d’un pouvoir autoritaire, mais sa violence ne s’exerce que sur les classes inférieures.
Cependant les classes laborieuses sont également divisées, entre ceux qui subissent en premier la violence autoritaire (les plus précaires, les Voix sauvages, les étrangers) et ceux qui la légitiment au nom de la sécurité et de l’ordre. Il est nécessaire de lutter contre les Voix sauvages, elles sont incontrôlables et détruisent le monde, sont responsables de la misère, des mauvaises récoltes et de tous les maux.
Diviser pour mieux régner. Deuxième élément de contexte.
La violence que l’on récolte
Vaelle va donc se venger. Obtenir justice, mais seule. Puisque les institutions ne veulent pas agir, elle sera le tribunal et son exécution. Juge et bourreau. J’ai lu beaucoup de chroniques et d’avis sur ce livre, et après lecture du roman, je ne suis pas tout à fait d’accord avec la majorité d’entre elles. Beaucoup font l’erreur de mettre la vengeance uniquement sur une ambiguïté morale du personnage. « Moralement grise », comme on dit en anglais. Comme si cette ambiguïté morale existait sans contexte, sans déclencheur, sans cause : le personnage serait mauvaise presque sans raison.
Mais ces « choix » qui rendent si mal à l’aise les lecteurices de ce roman, ne peuvent pas être appréhendés en faisant abstraction du contexte. La vengeance, de plus en plus aveugle, de Vaelle, résulte de l’addition de deux éléments : le traumatisme violent qu’elle a subit (tout au long du roman, le traumatisme se rappelle à elle dans des scènes de flash-back et de dissociation), et l’absence de justice. Son éducation rudimentaire (mentionnée comme telle dans le roman) ajoute à cela : n’ayant qu’une connaissance partielle et simpliste du fonctionnement de la société dans laquelle elle évolue, ses choix sont au moins partiellement désinformés, et peuvent paraître naïfs ou manquer de logique. Elle fait des erreurs, trébuche parfois. Mais sa morale est grise parce que ce monde l’est.
Le seul choix que ce monde lui donne, c’est s’écraser et subir, ou recourir à la violence et chercher à se venger. Si la justice est une illusion, tout le système moral s’effondre : pourquoi respecterait-elle un système qui ne respecte pas ses propres règles établies ? Au fond, la vengeance de Vaelle est surtout une soif de justice et d’égalité. Dans la violence, dans le sang, parce que c’est le seul choix qui s’offre à elle. Parce que ce monde est sombre et que le bien, le mal, tout ça n’existe pas vraiment.
Tout l’intérêt du roman de Sacha Morage réside dans un faux dilemme moral : parce qu’au fond ce choix qui n’en est pas un est une question de survie. Ce que La Voix de la Vengeance révèle avec brio, au fil des chapitres, plus que la morale de chacun et de chacune, plus que les choix de Vaelle, c’est l’importance du contexte. Confrontés à une telle injustice, poussés dans de tels retranchements, forcés à faire face à des choix impossibles, vous résigneriez-vous ? Le malaise, finalement, réside dans la réponse à cette question : feriez-vous vraiment des choix si différents ? La Voix de la Vengeance est un roman sombre qui a soif de justice et bouillonne de colère, un roman qui se dévore autant qu’il dévore vos certitudes.
La Voix de la Vengeance, Sacha Morage, ed. Plume Blanche, 20€, ed. J’ai lu, 9€
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