Pas de fierté pour quelques-uns sans libération pour tous

Au détour d’un documentaire, une scène me frappe. Sylvia Rivera, mère du mouvement de libération LGBT, en pleurs, tente de défendre la cabane de fortune qu’elle s’est construite sur un quai désaffecté à New York, alors qu’on tente de l’en expulser pour un projet de rénovation urbaine, non loin de l’endroit où son amie Marsha P. Johnson a été retrouvée morte quelques années plus tôt, probablement assassinée.

À l’écran, deux formes de violence. La violence d’une société qui nous marginalise et nous fait disparaître. Et puis notre violence, celle de « la communauté », celle de l’abandon des plus fragiles d’entre nous, le contraste brutal entre le faste de nos marches et la misère dans laquelle Sylvia et tant d’autres vivaient. Est-ce tout ce que nous avons construit ? L’image indécente d’un capitalisme arc-en-ciel qui s’affiche à chacune de nos marches alors que nos malades et nos pauvres crèvent sur le bas-côté ? De quoi devons-nous être fiers, exactement, quand « la communauté » détourne le regard parce que finalement la pauvreté c’est moche, et se congratule qu’une poignée de multinationales incrustent notre drapeau dans leur logo pour un petit mois de juin ?

Mois des fiertés, invisibilité

Avance rapide, retour au présent. Nous sommes en juin, c’est le mois des fiertés, les logos arc-en-ciel poussent sur Twitter et Instagram, la société se demande si nos marches sont bien décentes. Aujourd’hui, pas grand-chose n’a changé. Vanessa Campos et Jessyca Sarmiento, deux femmes trans et travailleuses du sexe sont assassinées en 2018 et 2020, comme tant d’autres de leurs sœurs, dans l’indifférence quasi-générale. La communauté, encore une fois, détourne le regard : la pauvreté c’est moche, la prostitution c’est sale. Une poignée de militants leur rendront hommage. Aucun débat n’émergera, la vie des femmes trans n’est pas assez bankable pour les JT : qui veut entendre parler de ça au dîner, franchement, quand tant de films nous ont appris qu’il fallait mieux en vomir ?

Nous sommes tellement fiers de notre communauté. Si prompts à prêcher la tolérance et l’égalité. À crier « YAS QUEEN » à chaque fois qu’une pop star sort un drapeau arc-en-ciel pour se faire mousser sur Insta. Si heureux de défiler chaque année au son d’artistes majoritairement hétéros et cisgenres quand tant d’artistes queer peinent à se faire entendre. Si prompts à saluer chaque communiqué pété de Disney annonçant un personnage ou une romance queer pour n’avoir au final que quelques secondes d’un baiser lesbien en arrière-plan. Si heureux d’être utilisés par Mc Donald’s dans une campagne publicitaire pendant que leurs travailleurs se battent pour arracher à Ronald un salaire décent. Terriblement fiers, enfin, d’afficher dans nos magazines des publi-communiqués de l’État Israélien pour la Pride de Tel-Aviv, afin de faire oublier qu’il arrête, discrimine, et tue nos frères et sœurs palestiniennes, y compris quand iels sont queers.

Fiers d’être des produits marketings. Fiers de piétiner notre propre histoire. Fiers de vendre l’arc-en-ciel à ceux qui nous ont toujours oppressés en marchant au passage sur la vie et la mémoire de celles et ceux qui sont morts et ont souffert pour notre liberté.

Notre histoire est politique

Pourtant, notre histoire est un combat. Une lutte contre l’indifférence, une lutte contre le silence, une lutte contre l’obscurité qui surgit à chaque fois que nous baissons la garde.

Pour beaucoup, cette histoire commence un 28 juin 1969, au Stonewall Inn, un petit bar LGBT de New York, propriété de la mafia. Ce petit bar accueille les plus marginalisé.e.s de la communauté. On y trouve des drag queens, des lesbiennes, des personnes trans, des travailleur.se.s du sexe, souvent racisé.e.s, sans abris ou précaires. À cette époque, dans l’État de New York, la loi interdit de servir de l’alcool aux homosexuels, de danser entre hommes et de se travestir. Les descentes de police sont fréquentes, les arrestations, violences et humiliations policières sont quotidiennes.

Oui mais voilà, cet été là, la chaleur est insupportable, Judy Garland vient de mourir, et on termine péniblement une décennie de luttes sociales dans un pays en plein bouleversement. Les esprits s’échauffent. Stormé DeLarverie, drag king lesbienne, résiste à son arrestation, interpelle la foule. Sylvia Rivera se met à lancer des bouteilles sur les flics, surpris, tandis que sa sœur Marsha P. Johnson lance des briques sur leurs voitures. C’est le début de cinq jours d’émeutes, point de bascule du mouvement LGBT, véritable étincelle d’un mouvement de libération qui deviendra mondial. L’année suivante, commémorant ces jours d’émeute, la « Pride » était née.

Initiatrices de notre mouvement, Sylvia et Marsha font face au rejet de la « communauté ». Lors des marches à New York, les drag queens et personnes trans sont reléguées en fin de cortège, rejetées par une organisation composée d’hommes gays cisgenres et blancs. Sylvia, après avoir été co-fondatrice du Gay Liberation Front et co-fondatrice du STAR avec Marsha, organisation d’aide des travestis et personnes trans précaires et sans-abris, cesse de se rendre aux marches. Dans les années 80, face à l’hécatombe provoquée par l’épidémie de VIH, Marsha s’engage à ACT UP. Marsha P. Johnson est retrouvée morte noyée dans l’Hudson en 1992. Selon ses proches, elle a été assassinée. Selon la police, qui n’enquête pas, c’est un suicide. L’indifférence, encore, aide à enterrer un dossier pourtant explosif, impliquant potentiellement violences policières, corruption et mafia.

Marchons fièrement sur leur indifférence

Notre histoire est une histoire de survie. Une histoire de rejet et d’indifférence. Chacun et chacune d’entre nous s’est construit.e plus ou moins consciemment en miroir du rejet. Il est inscrit dans notre cerveau. Quand on est Queer, l’amour, l’identité, l’existence, toutes ces choses évidentes pour les autres sont une lutte quotidienne. Le rejet nous pousse au silence. À l’effacement. À l’invisibilité. Très tôt nous avons conscience que pour vivre en paix, il faut vivre caché. S’assimiler. Quand on est un homme gay, ne pas être trop féminin, ne pas être trop bruyant, ne pas menacer la masculinité toxique de vos amis ou collègues. Quand on est une femme lesbienne, ne surtout pas oublier que l’on est un objet de désir pour les hommes hétéros. Quand on est trans, laisser la société psychiatriser votre cas, laisser les autres parler de vous comme un animal de foire, et accepter toutes les humiliations sans jamais avoir son mot à dire. Quand on est intersexe, accepter sans mot dire que l’Etat Français laisse des médecins conservateurs vous mutiler parce qu’il faut se conformer à la binarité des sexes.

C’est ce que j’entends quand des gens disent « la marche des fiertés donne une mauvaise image de votre mouvement ». Le « assimilez-vous ou disparaissez » qu’ils ont imprimé au fer rouge dans nos cervelles humiliées. C’est ça qu’ils veulent dire, au fond. Ils nous tolèrent si nous ne sommes pas visibles. Ils nous tolèrent si nous restons murés dans le silence. Ils nous tolèrent si on choisit de vivre selon leurs règles, pour nous couvrir enfin de leur indifférence quand on crève.

Et pourtant non, en fait. Nous ne sommes pas obligés de nous laisser humilier. Comme Stormé, Sylvia, Marsha, nous avons le pouvoir de nous soulever, de refuser qu’une société hétéronormée décide à notre place qui nous sommes et comment nous devons mener nos vies et nos combats. C’est à nous de choisir quand et comment nous marchons. C’est à nous de décider de ne plus accepter la police en uniforme au sein de nos défilés. C’est à nous de refuser l’exploitation par le capitalisme de nos combats et de nos identités. C’est à nous d’interdire à un État pratiquant l’apartheid de se servir de notre cause comme d’un torchon pour essuyer ses mains du sang de ses crimes.

Nous devons nous lever, unis, et dire haut et fort:

Nous ne sommes pas un badge à arborer pour vous absoudre.
Nous ne sommes pas une fontaine de jouvence dans laquelle vous pourriez laver votre culpabilité.
Nous ne sommes pas des accessoires de mode.
Nous ne sommes pas un plot twist pour sauver vos films et vos séries médiocres.
Nous ne sommes pas l’alibi de vos obsessions racistes.

« No Pride for some of us without liberation for all of us »

Ce sont les mots de Marsha P. Johnson. « P » pour « Pay it no mind », « ne fais pas attention ». Pas de fierté pour quelques-uns sans libération pour tous. Plus que jamais, aujourd’hui, nous devons faire vivre ces mots, nous souvenir que jusqu’à son meurtre, elle a promené son visage souriant dans les rues de New York, offrant son temps, son écoute, son aide aux pauvres et aux malades.

Nous n’avons pas toujours été solidaires des membres les plus fragiles de nos communautés. Saisis par l’euphorie de la fête, aveuglés, nous avons été indifférents à nos morts. Ami.e.s, amant.e.s, camarades, par le meurtre, le suicide ou le SIDA, nous avons tant perdu. Une tragédie silencieuse étalée sur des décennies de lutte. Notre histoire est aussi un tas de cendres. Et pour cela aussi, pour ces morts, pour Marsha et Sylvia, nous devons rester debout et forts, lever le poing et hurler face à l’indifférence, Sylvia Rivera style:

Notre histoire est politique.

Notre histoire est une émeute.

Notre histoire est un soulèvement.

Notre histoire est révolutionnaire.

QUEER POWER
REVOLUTION

Viktor Salamandre

Photo de couverture: Sylvia Rivera et Marsha P. Johnson

 

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