Marilyn Manson : la chute de Dorian Gray

Lundi, l’actrice Evan Rachel Wood et de nombreuses autres femmes ont brisé le silence et nommé leur bourreau : Brian Warner, plus connu sous le nom de Marilyn Manson. Si pour certains, cette révélation n’a été que la triste confirmation de très forts soupçons, beaucoup de fans sont tombés de haut. Le déni se mêle à la tristesse et à la colère. Et alors que l’horrible cortège de témoignages continue d’affluer, il nous faut encaisser la trahison et la perte de ce que cet artiste et son oeuvre aura représenté pour nous.

En février 2018, Evan Rachel Wood livrait un témoignage terrifiant de violences conjugales et sexuelles impliquant un ancien compagnon qu’elle ne nommait pas. En juillet 2019, elle témoignait à nouveau, devant le sénat californien cette fois-ci, accompagnée d’une autre victime à l’histoire étrangement similaire, Esmé Bianco, toujours sans nommer son agresseur. Comme beaucoup, j’ai pensé à Manson. Mais comme beaucoup, dans le déni, je lui ai cherché des substituts. Quand je me suis rappelé que les deux femmes avaient comme point commun d’avoir été la compagne de l’artiste, le déni s’est lentement brisé, laissant place à un vide énorme. Les cinq étapes du deuil, ils disent. Un cliché, je pensais. Et pourtant, j’ai tout traversé. Il le fallait.

Marilyn Manson a longtemps été un safe space pour tous les « misfits », ceux et celles qui ne rentrent pas dans le moule, ceux et celles qu’on harcèle à l’école, qui sont différents. Il était la version fucked up des Lady Gaga d’aujourd’hui. Il n’offrait pas de l’espoir manufacturé à coup de mantras simplistes du genre « aimez-vous vous-mêmes », mais il était comme nous: plein de haine et de colère pour un monde qui a toujours fait semblant d’aller bien, plein de haine et de colère pour des adultes qui regardent la détresse des jeunes de haut en leur disant d’un air condescendant « chut, ça va aller, c’est ça l’adolescence », alors que non, l’adolescence ce n’est pas rentrer de l’école et se tailler les veines pour traduire physiquement la douleur que nous font subir psychologiquement d’infâmes petits bourreaux satisfaits. Marilyn Manson était comme nous, il détestait le monde, il détestait son hypocrisie, et au lieu de vouloir le repeindre, le refaire, le soigner, la solution qu’il nous offrait était de crier, de danser sur les ruines au milieu des flammes, de renvoyer au monde le miroir de ce qu’il est : un monstre puant dépouillé de son habit de colombe.

Et ça nous a aidé. Il nous a aidé. À renoncer au suicide, à surmonter un traumatisme, à survivre à un parent violent, et même, ironie suprême, à sortir d’une relation toxique… Nous étions une communauté de cassés, de petites créatures brisées raccommodées avec des pansements bizarres. Il était le porte-parole de souffrances que personne n’écoutait. Il était une bombe dans le verni du déni, l’anti-héros ultime hurlant la vérité brute à la face des coupables et des complices, il était l’anti-filtre, l’anti-bienséance, l’anti-politesse, il était la question qui allait empêcher nos bourreaux de dormir. Il était au monde le portrait de Dorian Gray.

C’est une histoire triste et banale. Celle d’un rebelle récupéré et perverti par le système. Ivre du pouvoir que personne autour de lui ne questionnait, le porte-parole des oppressés est devenu un tyran. Du portrait des crimes informulés de ce monde il est devenu le dandy policé, mondain, habillé par de grands couturiers. Un cocktail à la main, de fashion week en soirée VIP, il est devenu le Dorian de cette classe pendant que son œuvre pourrissait en un portrait inquiétant, sous les rires complaisants de ses nouveaux amis et sans fendre un seul instant la carapace de notre fascination aveugle.

Ses victimes sont des nôtres. Elles aussi étaient des misfits, des marginales, des pas normales, regardées de haut parce que différentes ou brisées par des traumatismes profonds, elles aussi ont vu dans Manson et sa musique une bouée de sauvetage, un safe space, une liberté d’être soi en dehors de normes oppressives. Mais c’est le joueur de flûte de Hamelin qu’elles ont rencontré, sa perversion, sa noirceur. Dissimulé derrière l’image d’un dandy sympathique, drôle, intelligent et cultivé, elles ont rencontré tout ce qu’elles pensaient fuir. Mais elles sont des nôtres. Et en les brisant, c’est nous tous qu’il a trahi. En s’en prenant à elles, c’est à nous qu’il s’en est pris.

Le deuil est quelque chose de compliqué. Toutes ces phases qu’il faut traverser. Déni, colère, négociation, dépression, acceptation… Tout se mélange en une bouillie sombre dans nos têtes. J’ai traversé les étapes, une à une. Mais arrivé à l’acceptation, il reste tout de même la colère. Toujours présente. Sourde. Insupportable.

Viktor Salamandre

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