Sodome et Gomorrhe

Avant le Super-Tuesday, la Caroline du Sud offre un sursis à Joe Biden

Trois décennies que Joe Biden l’attendait. En trois campagnes présidentielles, Joe Biden connaît en Caroline du Sud sa première victoire. Après un départ cataclysmique en Iowa et au New Hampshire, après une petite deuxième place au Nevada, il écrase la concurrence dans un État plutôt conservateur sur lequel il a tout misé. Mais sa victoire tardive, trois petits jours avant le Super-Tuesday, pourra-t-il le sauver ? Si elle lui offre un sursis certain, et alors que le vote anticipé est déjà clos, le momentum dont va bénéficier l’ancien vice-président sera sans doute assez limité.

Joe Biden en sursis, clémence des médias

La victoire est nette, large, sans bavure. Alors que les sondages lui donnaient déjà une large avance, comme à chaque primaire démocrate, ils sous-estimaient la mobilisation de l’électorat afro-américain de plus de 50 ans. C’est pourtant en grande partie lui qui lui a offert cette victoire. Un électorat nostalgique des années Obama, en grande partie « modéré », un peu plus conservateur, vieillissant. C’était même son « firewall » comme il l’a affirmé à de nombreuses reprises. Le dernier rempart. S’il perdait celui-là, c’était foutu pour lui. Il a d’ailleurs investi ses dernière forces de cette campagne dans un espoir de relance: moyens financiers, meetings, depuis qu’il y a prononcé son discours de défaite le soir de la primaire du New Hampshire, il y a passé l’essentiel de son temps, faisant même quasiment l’impasse sur le Nevada. Aujourd’hui il peut souffler: les donateurs vont sans doute se montrer plus généreux, il se voit vivre un autre jour et semble assuré d’être le principal rival du favori de la course: Bernie Sanders.

Pourtant, le moins que l’on puisse dire, c’est que malgré sa très large victoire en Caroline du Sud, tout n’est pas rose pour l’ancien vice-président. Ses trois défaites consécutives ont très largement grippé sa stratégie de campagne dans les early-states. En décembre dernier, il avait lancé en Iowa son « No Malarkey Bus Tour » (littéralement le « pas de sottises » tour), une tournée de l’État, en bus, à la rencontre des électeurs démocrates. Sa stratégie affichée: tabler sur une première victoire pour être bien placé au New Hampshire, gagner le Nevada et la Caroline du Sud et ainsi construire un momentum en béton pour aborder le super-tuesday. Et là, c’est le drame: le 3 février en Iowa, il s’effondre en quatrième place derrière Elizabeth Warren. La stupeur est nationale, il chute dans tous les sondages au profit d’un Bernie Sanders qui fait depuis la course en tête. Au New Hampshire, il enchaîne avec une désastreuse cinquième place, et la victoire au Nevada semble devoir lui échapper. Ce qui est confirmé le 22 février dernier: il arrive deuxième, mais fait seulement la moitié du score de Sanders. Ainsi, sa victoire en Caroline du Sud le sauve d’un désastre intégral, mais le momentum qu’il peut en tirer est pour le moins limité, d’autant que la frilosité de ses donateurs l’ont visiblement empêché d’investir correctement dans les États du Super-Tuesday.

Selon une enquête du New York Times, le manque de finances a forcé sa campagne à ralentir dans les États qui voteront demain. Il a même été doublé par le milliardaire Michael Bloomberg qui investit sans compter, non seulement en publicité, mais aussi en organisation sur place: locaux de campagnes, personnel en nombre et largement surpayé: Bloomberg est omniprésent. En Arkansas, État considéré comme acquis à Biden, un membre du parti affirme même « On ne l’a pas vu. De toutes les campagnes, le moins présent sur le terrain en Arkansas, c’est Biden ». Un constat partagé dans d’autres États: à part quelques événements où il est présent, sa campagne manque de personnel, et surtout de militants. Quand il n’est pas là, rien ne se passe. Encore plus surprenant, en Californie, l’État qui offre demain le plus de délégués, il n’a qu’un seul local de campagne, rarement ouvert, et personne pour dire combien d’employés sur place (à titre de comparaison: Bloomberg a sur place 20 bureaux et 300 employés, Sanders en a 23 et 100 employés). L’article résume bien la situation: « Même s’il gagne en Caroline du Sud, son manque de resources financières et la faiblesse de sa campagne sur le terrain en Californie et d’autres États qui votent au super-tuesday représentent un challenge colossal pour une candidature déjà précaire. » Pour enfoncer le clou, sa campagne a annoncé la semaine dernière un investissement « à six chiffres » en publicité dans les États du super-tuesday: un montant ridicule pour une campagne à travers le pays, qui trahit la frilosité de ses donateurs.

En Californie, État offrant le plus de délégués, Joe Biden n’a qu’un seul local de campagne, rarement ouvert, et bien peu de militants.

Ce qu’il peut espérer, c’est de reprendre à Bloomberg des électeurs matraqués quotidiennement par les messages publicitaires de l’ancien maire de New York: à la radio, à la télévision, sur internet, sur chaque vidéo youtube, « Mike » est omniprésent. Mais plombé par des performances plus que moyennes dans ses deux premiers débats télévisés, le milliardaire accuse le coup, et la retentissante victoire de Biden samedi pourrait bien lui coûter beaucoup. Les premiers sondages post-Caroline du Sud en Californie traduisent en effet cette dynamique: Biden remonte, sans toutefois grignoter l’avance considérable de Sanders, mais fait baisser Bloomberg. Au Texas, il pourrait même réduire l’écart qui le sépare de Sanders, en tête pour l’instant. Dans d’autres États, ça pourrait lui permettre d’atteindre le seuil de viabilité de 15% et ainsi emporter des délégués. On est loin de la victoire tant espérée en décembre dernier, mais ça permettrait d’engranger assez de délégués pour continuer à faire campagne et empêcher Sanders d’arriver à la convention démocrate avec une avance insurmontable. Cependant, le vote anticipé dans les plus gros États du Super-Mardi est déjà clos, et a été un franc succès. Cela veut aussi dire que sa marge de manoeuvre est réduite: des millions d’électeurs ont déjà voté pour demain.

La victoire retentissante de Joe Biden pourrait bien coûter beaucoup à Michael Bloomberg, qui accuse le coup après de très mauvaises performance lors de ses deux premiers débats télévisés.

Une chose est sûre: il bénéficie d’un biais médiatique en sa faveur assez peu subtil. Alors qu’au Nevada, malgré une avance insurmontable de Bernie Sanders dans les sondage de sortie des urnes, les médias avaient attendu des heures avant de le déclarer gagnant, les chaînes d’information n’ont pas attendu une minute et la publication des premiers résultats pour déclarer vainqueur Joe Biden. Alors que la deuxième place de l’ancien vice-président au Nevada avait été analysée comme une amorce de retour par pas mal de commentateurs, celle de Sanders est une catastrophe qui signerait le début de la fin de sa campagne. Autre biais autrement plus grave: les mensonges répétés de Joe Biden sur sa prétendue implication dans le mouvement des droits civiques et son histoire d’arrestation en Afrique du Sud alors qu’il tentait, selon lui, de rendre visite à Mandela, sont passés comme une lettre à la poste. Si le dernier mensonge a finalement fait l’objet d’un aveu tardif, point de scandale médiatique, pas de bandeaux alarmistes ni de débat dédié. De l’avis général, avec des inventions aussi graves, un candidat comme Bernie Sanders n’en serait pas sorti indemne.

Sanders sauve les meubles mais a un coup d’avance

Avec ses 20%, Bernie Sanders ne s’effondre pas totalement. N’ayant pas beaucoup parié sur l’État, il n’était d’ailleurs pas présent sur place samedi soir. Et si pas mal de commentateurs n’attendaient qu’un résultat pareil pour clamer haut et fort que Bernie est à la traîne dans l’électorat afro-américain, la réalité est bien plus à nuancer.

Car face à six autres candidats, il fait un meilleurs score qu’en 2016, avec un net progrès dans l’électorat afro-américain (particulièrement chez les plus jeunes d’entre eux, où il est net premier). S’il ne brille pas forcément dans un électorat en particulier, on peut constater une fracture générationnelle assez nette: Il est en tête des moins de 44 ans, sa popularité augmentant chez les plus jeunes, quand Biden est leader des plus de 45 ans. Dans un État à l’électorat vieillissant (71% des électeurs avaient plus de 45 ans, près de 30% étaient âgés de plus de 65 ans), le vote de la jeunesse n’aura logiquement pas suffit.

Plus que la sociologie du vote, c’est bien dans les opinions et idéologies des électeurs que l’on comprend mieux le score de Sanders. Si une légère majorité des votants se prononce pour Medicare for All (qui est donc majoritaire dans les quatre premiers États à voter) et une profonde refonte du système économique en place, ce qui prédomine, c’est un électorat qui se définit comme « modéré/conservateur », majoritairement nostalgique des années Obama, qui cherche plus à battre Trump qu’à élire un candidat en accord avec leurs idées. Cela pénalise logiquement Sanders dans cet État, mais ne dit pas grand chose de la suite.

« La politique du prochain président devrait être similaire à Obama, plus conservatrice ou plus à gauche ? »

Sanders a d’ailleurs préféré investir dans le Super Tuesday, qui lui est pour l’instant bien plus favorable. Sa grande popularité dans l’électorat latino (au sein duquel il est de plus en plus connu comme « tio » Bernie, soit « Oncle Bernie ») lui assurerait une victoire en Californie et peut-être au Texas. Actuellement il est en tête des sondages dans une majorité d’États votant demain, et pourrait même battre Klobuchar et Warren dans leurs terres d’élection: le Minnesota et le Massachusetts. Un sondage sur la popularité du socialisme et du capitalisme auprès des électeurs démocrates en Californie et au Texas a donné des résultats surprenants: le socialisme recueille une popularité record de 57 et 56% quand le capitalisme n’atteint que 45% en Californie et… 35% au Texas. Un signe plus que positif, qui confirme que s’il n’emporte pas la nomination, Sanders aura au moins remporté la bataille culturelle.

Tout indique que s’il n’emporte pas la nomination, Bernie Sanders aura au moins remporté la bataille culturelle

Buttigieg abandonne, Warren « persiste »

Du côté des grands perdants, le discret milliardaire Tom Steyer ne récolte pas les fruits de ses gros investissements dans cet État sur lequel il avait tout misé. S’il n’a pas à rougir d’un score à deux chiffres et d’une certaine popularité dans l’électorat afro-américain, aucun espoir ne se dessine au-delà. Il a donc annoncé sans surprise l’arrêt de sa campagne samedi soir. Klobuchar, qui arrive à une anecdotique sixième place, est bien loin de la « troisième place clé » au New Hampshire qui devait selon certains commentateurs lui ouvrir la porte d’un improbable succès. Cependant, elle peut encore espérer une symbolique victoire dans son État du Minnesota donc reste pour l’instant Dans la course. [Edit 20:54: Amy Klobuchar annonce son retrait et rejoint Joe Biden, imitant Pete Buttigieg, voir ajout en fin d’article]

La surprise est venue de Pete Buttigieg, qui a annoncé dimanche l’arrêt de sa campagne, affichant sa claire volonté de faire barrage à Bernie Sanders. Sa campagne avait échoué à mobiliser un électorat afro-américain pourtant indispensable au parti démocrate. Ses déboires avec la population noire dans sa ville de South Bend n’avait pas vraiment aidé. Alors qu’il comptait sur le seul « momentum » de ses bons scores dans les deux premiers États, il a échoué à rassembler au-delà d’un électorat blanc issue de banlieues aisées.

Buttigieg a constamment échoué à rassembler au-delà d’un électorat issue de banlieues aisées.

Son retrait, s’il retire un candidat « modéré » de la course, ne changera peut-être pas grand chose à l’issue du Super Tuesday. En effet, le report des voix de ses électeurs n’est pas clair, et le sondage Morning Consult donnent même un léger avantage à Bernie Sanders. Plus probablement, ils se répartiront à égalité entre Sanders, Biden, Bloomberg et Warren (la sauvant d’une victoire de Sanders au Massachusetts ?), peut-être même Klobuchar au Minnesota. Dans certains États, ce petit report de voix pourraient permettre à certains candidats de passer le seuil de viabilité des 15% et ainsi empêcher Bernie Sanders de remporter trop de délégués. La nouvelle est par ailleurs bien tardive, après la clôture du vote anticipé, laissant seulement un petit jour à ses électeurs pour se décider (ou non ?) sur quel candidat ils reporteront leurs voix.

Le cas Warren inquiète à gauche. Sa candidature ressemble de plus en plus à une tentative de sabotage de la dynamique de Bernie Sanders. Alors qu’elle a enchaîné les scores anecdotiques et les défaites cuisantes, rien de très encourageant s’annonce pour elle. Si le retrait de « Mayor Pete » peut la sauver d’une défaite dans son propre État, tout ce qu’elle accomplira sera de prendre des délégués à Bernie Sanders, dans l’espoir absurde qu’une convention négociée en juillet tourne en sa faveur.

La seule victoire qu’Elizabeth Warren peut espérer, c’est que le retrait de Mayor Pete la sauve d’une humiliation dans son État du Massachusetts.

Maintenue en course avec l’aide inespérée d’un mystérieux super-PAC nommé « Persist », elle retourne encore une fois sa veste sur un de ses engagements les plus populaires: refuser l’argent des entreprises, des milliardaires et des super-PACs. Mais même l’argent de ses généreux donateur et sa très bonne performance lors du débat au Nevada face à Michael Bloomberg ne l’auront pas sauvé de la noyade. Pourtant, son super-PAC dépense sans compter pour elle: un investissement de 12 millions de dollars a été annoncé pour le Super Tuesday, dans le but à peine dissimulé d’empêcher Sanders d’en sortir avec une avance insurmontable de délégués. En difficulté sondagière depuis l’automne, ses régulières attaques contre la gauche et Bernie Sanders ont fait fuir l’électorat progressiste, et se sont révélées totalement inefficaces, au point qu’elle a plus semblé marcher sur les plates-bandes de Buttigieg et Klobuchar que de disputer l’électorat progressiste à Sanders. Mais son rôle dans la primaire interroge: pourquoi maintenir une candidature vouée à l’échec ? Alors que Buttigieg se retire pour préserver son avenir au sein du parti, qu’espère-t-elle en attaquant le camp progressiste où elle jouissait d’une très forte popularité ? Son comportement a tout du suicide politique: en perdant toute crédibilité à gauche, elle sape ses chances de la représenter lors d’élections futures, elle perd des alliés précieux et pourquoi ? Un avenir dans la prochaine direction démocrate ? À ces questions brûlantes n’existent malheureusement pas de bonnes réponses, et observer la chute d’une figure de la gauche américaine n’offre à tant d’électeurs qu’un spectacle désolant.

[EDIT Super Tuesday] Le téléphone d’Obama aura chauffé hier: Buttigieg, Klobuchar, Beto O’Rourke, un front anti-Sanders s’est formé en quelques heures, retournant des vestes au passage. Beto O’Rourke, qui avait mené une campagne contre l’idée d’un retour au status quo, clamant que Trump n’était pas le problème mais le symptôme d’un mal plus profond, en a surpris plus d’un. En ralliant l’ancien vice-président et une campagne militant pour un simple retour aux années Obama, il se trahit. D’ancien membres de son staff de campagne se sont d’ailleurs confiés sur les réseaux sociaux et auprès de certains journalistes: ils sont dévastés par la nouvelle.

Est-ce que cette grande mise en scène très coordonnée aura un impact sur le vote aujourd’hui ? Financièrement, Biden a levé des millions, et peut respirer. Pour le Super Tuesday: il va certainement remonter au détriment de Bloomberg. Si ça suffira certainement à lui assurer des bons scores, ces ralliements restent tardifs et Sanders jouit d’une avance en terme de campagne et d’organisation dans les États du Super Tuesday. Biden aura grillé hier des cartes importantes: s’il perd le Super Tuesday, même le ralliement de Kamala Harris ressemblera à une bouée de sauvetage. La seule inconnue est donc l’impact réel d’une énorme machine médiatique lancée hier soir à Dallas: le meeting qu’y tenait Biden a été retransmis en direct sur les chaînes d’information nationales: quelle chance!

Oskar Kermann Cyrus

Précédemment, dans (not) Impeached !

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