C’était le premier vrai test de la campagne Sanders. Après deux États vieillissants à majorité blanche, l’Iowa et le New Hampshire, vient le Nevada. Divers, plus jeune, avec d’influentes directions syndicales, le Nevada est à lui seul un crash test pour campagne électorale: il s’agissait pour Sanders de prouver qu’il pouvait rassembler une large coalition de jeunes, de classes ouvrières et de minorités. Ce week-end, le test a été réussi haut la main par le sénateur du Vermont, qui se paie en plus le luxe d’écrire une page de l’Histoire électorale américaine: jamais auparavant un candidat, démocrate ou républicain, avait remporté les suffrages des trois premiers États. Décryptage et analyse.
Une large victoire qui conforte la stratégie de Sanders
Nouvel État, nouveau système de vote. Un nouveau caucus, encore différent de l’Iowa, avec ses propres règles, et ses propres spécificités. Une nouveauté cependant cette année: un système de vote anticipé permettant aux électeurs démocrates de voter à bulletin secret. Une nouveauté plébiscité : près de 70 000 votes y ont été enregistrés, chiffre à comparer avec la participation totale du caucus en 2016: 86 000. La participation totale pourrait avoisiner les 100 000. C’est bien mieux qu’en 2016, bien sûr, mais cela reste assez faible, la faute au système du caucus, intimidant pour beaucoup d’électeurs (le vote est publique) et démobilisateur. En ajoutant à ça un autre fiasco (la lenteur de la publication des résultats pose question), les appels à enterrer le système du caucus à l’avenir prennent une ampleur nouvelle.
Près de 70 0000 électeurs ont préféré le nouveau système de vote anticipé au modèle controversé du Caucus, intimidant et démobilisateur.
À cette participation il faut ajouter que la moitié des votants sont des primo-votants. Au sein de ce nouvel électorat, c’est Bernie Sanders qui arrive largement en tête avec 37% des suffrages. C’est une double victoire pour Sanders, à celle du chiffre s’ajoute celle d’avoir mobilisé des électorats nouveaux, cœur de la stratégie populiste du sénateur du Vermont: mobiliser jeunes et classes populaires autour d’idées fortes et non contrer Trump par une simple opposition de principe.

Ce qui était à peine perceptibles dans deux États blancs et vieillissants comme l’Iowa et le New Hampshire a clairement offert la victoire à Sanders au Nevada. En effet, la base électorale de Bernie Sanders est plus jeune, plus diverse, avec un fort soutien chez les latinos. Ce week-end, l’électorat latino lui a donné plus de la moitié de ses votes, avec des pics à plus de 70% chez les plus jeunes. À ce véritable plébiscite s’ajoute un soutien plus accru de l’électorat afro-américain, quelques points seulement derrière Joe Biden.
L’électorat latino a accordé à Sanders plus de la moitié de ses votes avec des pics à plus de 70% chez les plus jeunes.
Les difficultés annoncées au Nevada pour sa campagne étaient pourtant importantes. Mais il risque bien de faire taire des critiques qui lui reprochaient d’être trop radical et d’être incapable d’attirer un électorat plus modéré. En effet, les électeurs se disant modérés ou conservateurs l’ont placé légèrement en tête. Alors qu’ils faisait face à une hostilité non dissimulées des directions syndicales autour de la santé (les syndicats font bénéficier à leur membre d’une assurance santé négociée avec les employeurs), il est large premier chez les membres des syndicats. Plus loin encore: sa proposition d’un système de santé public et universel rassemble 62% des électeurs.

C’est une dynamique forte et intéressante qui se dessine, en période d’attaques médiatiques intensive contre sa candidature. Bernie Sanders progresse en étendant son électorat: il est clair leader des 17-65 ans, avec ou sans éducation, blancs ou non-blancs, démocrates ou indépendants, syndicaliste ou non, primo-votant ou non, ne laissant à Biden que les plus de 65 ans et une petite tête dans l’électorat afro-américain. Si ces deux électorats sont suffisants pour accorder la deuxième place à l’ancien vice-président, il ne fait que la moitié du score de Sanders.

Comme prévu, les momentum Buttigieg et Klobuchar n’auront pas duré. Buttigieg, qui avait tout misé sur un bon score dans les deux premiers États afin de – magiquement – attirer à lui l’électorat afro-américain, a clairement échoué: seul 2% de cet électorat à accordé sa voix à « Mayor Pete ». Son terrible bilan racial à la tête de la ville de South Bend, Indiana (outre les inégalités entre blancs et noirs face à la police, il a également renvoyé le premier afro-américain à la tête de la police de la ville pour le remplacer par un blanc, demande explicite de ses donateurs selon une enquête de la web-tv progressiste TYT) et le fait qu’il s’invente régulièrement des soutiens noirs qu’il n’a en fait pas du tout n’ont pas dû l’aider dans cette démarche. Alors que sa base électorale était essentiellement composée de boomers blancs éduqués, le passage au Nevada et à un électorat plus divers a confirmé que ça ne suffisait pas à rendre viable sa candidature. Il n’arrive en tête d’aucun électorat clé et perd logiquement les 44-65 ans. Amy Klobuchar, que les médias ont – en vain – tenté de couronner grande gagnante du New Hampshire avec sa « troisième place clé » (c’est une vraie citation), s’effondre logiquement, prenant une anecdotique cinquième place, tout juste devant le milliardaire Tom Steyer.
Alors qu’il avait placé l’électorat afro-américain au cœur de sa stratégie, Pete Buttigieg ne fait que 2% chez les électeurs noirs du Nevada.
Il n’y aura pas eu d’effet débat pour Elizabeth Warren, qui arrive quatrième en dessous du seuil de viabilité de 15%. Alors que beaucoup attendaient un boost significatif après son excellente performance au débat de mercredi soir, elle ne connaît aucun sursaut, et semble même avoir aidé Sanders à passer sous le feu des critiques en déplaçant le focus sur Bloomberg, qui ne sera officiellement dans la course que pour le super-tuesday. Dans le second tour du caucus (si un candidat ne dépasse pas les 15%, les électeurs peuvent choisir de soutenir un des candidats viables), une partie de son électorat est parti rejoindre Bernie Sanders, qu’elle a chaleureusement félicité dans son discours de défaite.
Après la Caroline du Sud, le super-mardi dans le viseur
La planche de salut pour Joe Biden semble être la Caroline du Sud. Très populaire auprès des afro-américains, il est cependant talonné par Bernie Sanders qui rattrape son retard dans l’électorat afro-américain. Si l’ancien vice-président menait la course par près de 20% il n’y a pas un mois, cet écart s’est considérablement réduit, jusqu’à rendre toute prédiction difficile. Or, sans victoire large en Caroline du Sud, Joe Biden apparaîtra bien affaibli pour affronter le super-mardi du 3 mars prochain, surtout aux yeux de ses donateurs, de plus en plus frileux. Le manque d’enthousiasme, ses performances moyennes en débat et un manque clair d’idées fortes pour tenir sa campagne le placent en mauvaise posture. Alors que sa candidature reposait essentiellement sur sa capacité à gagner et battre Trump, ses trois échecs consécutifs ont logiquement balayé cet argument de campagne. Un erreur stratégique majeure pour celui qui était le favori de la campagne avant de s’effondrer en Iowa. Selon le site fivethirtyeight, à cette heure, il n’a que 9% de chances de remporter ces primaires.

Sanders, avec sa large victoire au Nevada, bénéficie d’un momentum certain. Si la Caroline du Sud ne lui est pour l’instant pas acquis, avec un score assez large et en talonnant Joe Biden, il n’aura pas à rougir d’une deuxième place. Par ailleurs, sa victoire écrasante dans le vote latino ne laisse que bien peu de suspens pour la Californie (État clé du super-mardi puisqu’il offre le plus de délégués), où il est sondé avec une avance à deux chiffres depuis plusieurs semaines déjà. À cet instant, il est même clair favori du super-mardi en étant en tête des sondages dans une majorité des États, dont le Texas, où il bénéficie là aussi d’un fort soutien des communautés latinos. Si cette victoire se confirme, suivant son ampleur, la nomination ne pourra lui être arrachée que lors d’un deuxième tour à la convention démocrate de Juillet, mais seulement avec l’aide controversée de 500 super-délégués. Ceci dans l’hypothèse où il arriverait en tête de la course sans atteindre le seuil requis des 1990 délégués.
L’avenir semble bien moins optimiste pour Elizabeth Warren, dont la pertinence de la candidature pose de plus en plus question. Partie en campagne fin 2018 sur des bases clairement de gauche, ses reculs successifs sur ses engagements et son programme, ses approximations sur son passé, sa famille, et finalement le recentrage de son discours pour attirer une base plus modérée auront durablement plombé sa campagne. Dernière compromission en date: alors qu’elle avait juré il n’y a pas deux semaines que jamais elle ne prendrait l’argent de PACs (comités d’action politiques ayant la possibilités de lever des fonds pour soutenir un ou plusieurs candidats), en difficulté financière suite à des résultats médiocres, elle a finalement accepté l’aide financière d’un super-PAC (nom donnés aux PACs qui prennent des grosses donations) monté en sa faveur, et qui aurait déjà dépensé près de 1,7 millions de dollars en publicités.
En difficulté financière suite à des résultats médiocres, Elizabeth Warren a finalement accepté l’aide d’un super-PAC.
Si elle semble décidé à aller jusqu’au super-tuesday, elle ne peut pas espérer gagner un nombre conséquent de délégués. Alors qu’elle a déjà beaucoup investi, notamment en Californie, pour le super-mardi, un récent sondage la donne même juste derrière Sanders dans son propre État, le Massachusetts. Une situation qui a poussé ces derniers jours de grandes figures progressistes à apporter leur soutien à Bernie Sanders, bien qu’ils semblaient attendre l’arrêt de la campagne de Warren pour finalement sauter le pas. La semaine dernière c’est le maire de New York Bill de Blasio qui a rejoint Sanders. Hier, c’est l’ancienne candidate aux primaires Marianne Williamson, en faisant une apparition surprise à Austin (Texas) lors d’un meeting de Sanders. Plus tôt dans le mois, elle avait déclaré qu’elle ne soutenait officiellement aucun candidat parce qu’il restait encore « deux très bons candidats progressistes » dans la course.
Le « tout sauf Sanders » en échec
Samedi soir, la panique de certains médias se faisait sentir, parfois jusqu’au ridicule. Sur MSNBC, la victoire de Sanders était vécue comme un effroyable cataclysme. quand James Carville, ancien conseiller d’Hillary Clinton, responsable d’avoir dévoilé en 2008 une photo d’Obama coiffé d’un turban, déclare sans rire que « c’est une très bonne journée pour Vladimir Poutine », l’inénarrable Chris Matthews compare la victoire du sénateur du Vermont au passage de la ligne Maginot par les nazis. Nicole Wallace, enfin, étourdie, a même avoué en direct: « je ne comprends plus rien de ce pensent les électeurs désormais ». Un rare moment de lucidité dans un océan de commentaires outranciers.
« Je ne comprends plus rien de ce que pensent les électeurs désormais. »
Nicole Wallace, commentatrice politique sur MSNBC
Pourtant, ici et là, des voix se font entendre sur ces chaînes pour demander une importante remise en question. Sur MSNBC, Anand Giridharadas déclarait que pendant trop longtemps, l’élite médiatique et politique avait réagit comme « des aristocrates déconnectés », offensé d’un vote populaire comme si leur avis comptait plus que celui des électeurs. Joy Reid, sur la même chaîne, a admis que le vote Sanders venait dune « rage et d’une colère réelle et légitime » des jeunes qui sentent « que le système ne fonctionne pas pour eux ».
La déconnexion de l’establishment se ressent jusque dans la stratégie des candidats pour contrer Bernie Sanders. Alors qu’un front « tout sauf Sanders » semble se dessiner en cas de « convention négociée » (« brokered convention », au cas où le candidat en tête n’a pas les 1990 délégués nécessaires la nomination), sa position de leader le rend cible de toutes les attaques. Bloomberg l’attaque sur ses positions passées sur le port d’armes (en transformant considérablement la réalité, Bernie Sanders, sans être un anti-port d’arme, à toujours été pour l’interdiction des armes d’assaut), les médias sur son éloge du système de santé et d’éducation cubain dans les années 80 (Obama a fait très exactement les mêmes remarques alors qu’il était président), ses autres concurrents sur sa santé, son âge, la virulence supposée de ses supporters sur les réseaux sociaux, en bref: pas grand chose qui ne soit pas attendu, entre la peur du rouge et les attaques personnelles, aucun dossier réellement compromettant n’a pu être sorti contre lui jusque là. Par ailleurs le responsable des recherches contre lui pour la campagne Clinton de 2016, Peter Daou, s’est engagé auprès de lui en déclarant « Il a fait certains mauvais choix politiques, certaines déclarations discutables, mais pas plus que n’importe qui ». On peut légitimement se poser la question: comment attaquer efficacement un candidat qui a toujours été brutalement honnête dans ses déclarations, quitte à soutenir des positions impopulaires ?
Depuis quelques mois, ce sont les attaques sur sa proposition d’un système de santé publique et universel qui laissent perplexe. Alors que la mesure est très largement populaire auprès des démocrates et des indépendants, Joe Biden, Pete Buttigieg et Michael Bloomberg, entre autres, ont fait de cette mesure un point d’opposition majeur à Sanders. Mais n’est-ce pas une erreur stratégique d’attaquer Sanders sur une de ses forces les plus indiscutables, quand les électeurs démocrates, en plus de plébisciter à chaque scrutin « Medicare pour tous », placent la santé largement en tête de leurs préoccupations ? À quoi pensent ces élites démocrates en s’opposant avec tant de virulence à ce qui semble être une évidence pour une majorité de leurs électeurs ?
N’est-ce pas une erreur stratégique d’attaquer Sanders sur « Medicare pour tous » alors que les électeurs place la santé en tête de leurs préoccupations ?
Ainsi, les appels aux candidats dits « modérés » à se rassembler derrière une seule candidature pour contrer Sanders se multiplient. C’est la position de Michael Bloomberg, qui a vu cet appel être assez sèchement rejeté lors d’un débat mouvementé au cours duquel, hagard, il a été la cible de toutes les attaques. Un article de Politico rapporte cependant qu’il négocierait en sous-main avec les super-délégués pour bloquer Sanders en cas de convention négociée en juillet. Pourtant, tous ces efforts pourraient se révéler bien tardifs. Alors qu’ils semblent avoir sous-estimé la dynamique de la campagne Sanders depuis des mois, un sondage récent donne Sanders gagnant en cas de duel contre chacun de ses concurrents. Par ailleurs, la plupart des sondages le disent: il est aujourd’hui le candidat le plus populaire auprès des électeurs démocrates, le plus proche de leurs préoccupations (la santé, les salaires, le changement climatique et les inégalités), celui auquel il peuvent le plus faire confiance, et le plus honnête. Il restait à les convaincre de sa capacité à être élu, et petit à petit, scrutin après scrutin, cette dernière barrière est tranquillement en train de tomber.
Oskar Kermann Cyrus
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