Sortie l’été dernier, la bande-dessinée Heidi au printemps de Marie Spénale a fait son petit effet auprès des critiques. Entre récit initiatique et approche délicate de la sexualité féminine, l’illustratrice française réussit le pari osé de s’approprier un des personnages les plus cultes de la littérature jeunesse.
Cette critique n’est pas facile à écrire. Non parce que le livre n’est pas bon – il est excellent – mais parce qu’il est compliqué de parler d’artistes que l’on connaît. Marie et moi nous sommes rencontrés au collège. Nous dessinions tous deux, elle avec, déjà, un talent certain, moi avec un enthousiasme qui n’excuse pas – à mes yeux d’adulte – la médiocrité de mon trait. À l’époque nous avions créé un personnage commun, Champiman, et lui avions ouvert un blog sur lequel il devait raconter ses aventures. Le blog n’a pas fait long feu, la régularité n’étant pas – vous l’aurez remarqué – ma principale qualité.
Tout ça pour dire que je n’écris pas cette critique de nulle part. En tant que critique je suis de toute manière subjectif. Mais être subjectif ne m’empêche pas d’être honnête. Ainsi ai-je décidé, il y a pas mal de temps déjà, que je ne consacrerai pas de temps à parler de livres que je n’aime pas – les exceptions seront rares. Cette critique existe donc parce que j’ai aimé Heidi au printemps. Ayant suivi l’évolution de son trait pendant des années – notamment via son blog – j’ai été impressionné par la maturité de l’illustration, par la poésie des images, par la maîtrise des couleurs.
Un personnage culte
Mais un petit flash-back s’impose. Pour ceux d’entre vous qui ne la connaisse pas – ou qui n’ont jamais entendu que son nom – Heidi est un des personnages majeurs de la littérature jeunesse. Son oeuvre ? Deux livres, publié par Johanna Spyri en 1880 et 1881. Deux livres et, depuis 1920, pas moins de vingt-cinq adaptations pour le cinéma ou la télévision, produites dans le monde entier.
L’histoire ? Une petite fille orpheline s’en va habiter chez son grand-père en plein coeur des Alpes suisses. Alors bien entourée – par son ami le chevrier Peter et sa grand-mère, notamment – sa tante vient l’enlever à ce paradis et l’emmener vivre à Francfort, en Allemagne, où elle rencontre son amie Clara. Heidi, nostalgique, ne pense qu’à retourner chez son grand-père.
Le récit de Heidi au printemps commence ici, après un magnifique prologue en noir et blanc aux délicates touches de rouge. Tout juste revenue chez son grand-père, Heidi, désormais jeune femme, tente de retrouver ses repères, ses amis, les merveilles de ce paradis qu’elle a perdu petite fille.
Heidi grandit
Évidemment les choses ont changé. Son grand-père a vieilli, elle a grandi, tout ne l’amuse plus et l’émerveillement qu’elle ressentait petite fille est cette madeleine de Proust dont elle n’arrive pas à retrouver l’exacte saveur. Heidi correspond avec Clara, son amie de Francfort, qui lui narre sa vie de jeune fille du monde, les bals, les garçons qu’elle rencontre. Heidi, elle, s’ennuie, et n’a qu’une Bible comme livre de chevet. La compagnie de son grand-père et des vieux du village la fatigue vite et ne connaît personne de son âge, sinon le chevrier Peter, qui lui aussi a bien grandit.
Commence alors un délicat récit initiatique. De ses premiers émois, de ses fantasmes, de ses désirs, Marie Spénale tire une délicate – et hélas assez inédite – approche de la sexualité féminine. La bande-dessinée, sur la couverture de laquelle vous pourrez trouver un avertissement sur le contenu pour un public averti, est parfois très explicite, et propose un contraste intéressant entre une certaine naïveté du trait et la maturité du propos.
Des couleurs vives, un trait rond et sobre, l’illustratrice va à l’essentiel, et il se dégage de son trait une pureté toute particulière. Une poésie que l’on retrouve dans la beauté de paysages alpins aux couleurs magnifiques. Une sobriété du trait qui fait ressortir plus vivement les obstacles rencontrés par l’héroïne. De délicates incursions dans le monde des adultes où le trait, plus nerveux, pousse les cadres, où les couleurs débordent pour finalement envahir les pages.
Heidi ce pourrait être vous, ou votre fille. Une adolescente en prise à cet apprentissage complexe de la sexualité dans un monde où l’on n’apprend le plaisir qu’aux garçons. Dans ce très beau récit, Marie Spénale permet à Heidi de grandir vraiment, librement, pour finalement moderniser sans jamais trahir un personnage tellement ancré dans l’imaginaire collectif qu’il aurait été si facile de tomber à côté. Alors soyez rassurés: Heidi a grandi, et elle va bien. Merci.
Nestor Malakoda
Heidi au printemps, bande-dessinée aux éditions Delcourt, 18,95€
Kesha est une « mother-fucking woman ».