Après les très réussies Daredevil et Jessica Jones, Netflix et Marvel s’associent de nouveau pour proposer l’adaptation télévisée de Luke Cage, super-héros noir de Harlem. Comme pour ses deux grandes soeurs, la série évite le kitsch de l’univers cinématographique de Marvel et ancre son propos dans le réel, abordant avec brio des questionnements politiques et sociaux d’une brûlante actualité.
Un noir hermétique aux balles, dans l’Amérique de 2016, il est vrai que Luke Cage ne pouvait pas mieux tomber. Débarrassé du kitsch de son costume originel – le personnage s’en moque même ouvertement – le « power man » de Harlem n’est qu’un citoyen doté « d’habilités » hors du commun. Un homme comme les autres, avec son passé de taulard – innocent – pas forcément très drôle mais comme le dit l’omniprésente Claire Temple (Rosario Dawson), personnage commun à toutes les séries Marvel de Netflix, « tout le monde à Harlem a un frère, un père, un oncle en prison ».
À la croisée des genres
C’est comme un série noire que commence Luke Cage. Fugitif, condamné à enchaîner de misérables jobs payés – aléatoirement – au noir pour payer son loyer, Luke Cage (Mike Colter) est un homme compliqué qui veut disparaître. Ne pas faire d’histoires. Il veut vivre sa vie et surtout qu’on le laisse tranquille. Confronté à la réalité de la rue, de la corruption et de la criminalité qui nourrit politiciens véreux et flics pourris, après l’assassinat d’un de ses proches, Luke décide de s’impliquer. Au risque de s’exposer, de montrer à tous de quoi il est capable, au risque, donc, de sortir d’un confortable anonymat.
Le ton est donné. La photographie, clairement inspirée de l’esthétique des films noirs des années 50, joue beaucoup sur le clair-obscur, mais également sur la tonalité des couleurs (chaudes: beaucoup de rouge, de jaune, mis en contraste avec des touches de couleurs froides pour souligner l’irruption possible de la violence) pour installer une ambiance moite, une tension palpable. La BO, composée du meilleur de la musique noire américaine, laisse entendre de temps en temps de douces et mystérieuses notes de Jazz. Un contraste esthétique permanent, entre violence et douceur, gravité et légèreté, ombre et lumière, illustrant subtilement la complexité du personnage de Luke Cage – dont la force n’efface pas la douceur de caractère – autant qu’Harlem, berceau d’espoir et de désillusion, de joie comme de violence, et dont la corruption des élites n’efface pas le courage de ses citoyens.
Luke Cage, personnage complexe, est à l’image de la série. Moins manichéenne que le genre le voudrait, elle brouille la frontière entre Bien et Mal, apporte une relativité toute humaine à des notions artificielle trop souvent utilisées à tort et à travers. La série les questionne en permanence, mais interroge également la notion de héros et celle de criminel. Luke Cage le dit: il n’est pas un héros. Il n’est pas innocent – simplement innocent de ce dont on l’accuse. À l’inverse, la criminalité n’est pas une fatalité. Pop, figure locale et ami de Cage, ne fait pas de son passé de gangster un frein ou un poids qu’il aurait à porter pour le restant de ses jours. Il en fait un moteur pour bâtir sa vie et inspirer les jeunes. Dans cette série, amis comme ennemis ne sont ni totalement coupables ni totalement innocents. Victimes d’une société inégalitaire et injuste, les personnages ne sont coupables que de leurs choix, parfois trop limités pour que le crime soit une voie évitable.
Série Noire
Héros né en pleine période de « blaxploitation « (courant culturel apparu au cinéma dans les années 70 et valorisant les afro-américains en les présentant dans des rôles importants qui ne soient pas des rôles secondaires ou de faire-valoir), Luke Cage représente à sa manière le « Black Power ». L’incitation ultime lancée aux noirs de prendre en main leur destin, puisque la société américaine ne s’en chargera pas pour eux. Réactualisée, sortant en pleine polémique sur les violences racistes et meurtres perpétrés par la police aux Etats-Unis (comme en France, #JusticePourAdama), la série embrasse la cause noire et questionne le racisme de la société américaine, incapable de faire face à la détresse sociale de ces communautés.
Luke Cage, vêtu de son sweat à capuche (référence ouverte au meurtre par un « voisin vigilant » du jeune Trayvon Martin, 19 ans, alors qu’il rentrait chez lui, désarmé, mais vêtu d’un sweat à capuche, connotation chez l’américain moyen de délinquance et de criminalité), est le héros dont l’Amérique avait cruellement besoin. Citoyen impliqué, il représente le courage et la force de cette communauté, sa soif de justice et son aspiration à la liberté, son profond désir de paix. Hermétique aux balles, et puisqu’on ne peut pas simplement le tuer pour l’oublier, il oblige la société à faire face aux problèmes des noirs américains.
Ses rapports avec la police résonnent aussi avec l’actualité. Au sein du poste de police, les conversations entre flics font émerger à plusieurs reprise la « peur de l’homme noir ». Celle qui fait qu’on tire plus facilement sur un noir parce qu’il met sa main dans sa poche (pour chercher son portefeuille) – on a cru qu’il sortirait une arme. Celle qui remplit les prisons américaines de noirs souvent innocents – mais aux procès expédiés en quatrième vitesse (un documentaire sur le sujet, Le 13e, vient de paraître sur Netflix). Celle qui est au coeur du scandale qui secoue l’Amérique depuis déjà quelques années: l’énorme différence de mortalité entre les noirs et les blancs quand ils sont confrontés à la police.
Alors évidemment, la série ne pouvait pas manquer de faire appel au meilleur de la culture noire américaine. Les épisodes sont tous nommés à partir de morceaux de rap. La BO fait la part belle au Hip Hop, à la soul, au jazz et au blues, avec en guest-star des invités de marque: Raphael Saadiq, Method Man, Jidenna, Faith Evans, Charles Bradley, The Delfonics et Sharon Jones and the Dap-Kings. Chaque épisode est marquée par un live superbement filmé.
Bref…
Comme Daredevil et Jessica Jones, Luke Cage navigue en eaux troubles, dans un univers où le fantastique n’efface pas le réel. Entre série d’action et de suspens, Luke Cage n’oublie ni l’humour, ni l’émotion. La série transforme un héros au costume un peu kitsch et daté en symbole fort de la communauté afro-américaine, et fait d’une série de super-héros une grande série noire, politique et sociale.
Luke Cage, 13 épisodes, disponible sur Netflix
Oskar Kermann Cyrus