Mes chers amis. J’ai pensé que ça manquait vraiment de livres, par ici. Je veux dire: il est bien clair que c’est un blog littéraire, dans le sens où j’y consigne les pires de mes déviances dans des textes que personne ne lit, ou presque. Mais paradoxalement, j’écris assez rarement sur les déviances des autres. Et, bon, je parle de déviance parce que pour moi la littérature est par essence une déviance. Elle n’existe que pour empêcher le monde de tourner correctement, dans une trajectoire trop lisse, trop droite, trop parfaite. La littérature existe pour frapper. Et c’est donc pourquoi j’ai pris la résolution de faire part des mes lectures un peu plus souvent.
Je suis tombé sur ce livre pas vraiment par hasard. Mais presque. Louise Erdrich était sur ma liste des auteurs à lire avant l’Apocalypse – qui, dit-on, n’est pas si loin. Je rôdais dans une librairie assez médiocre, je dois dire – du genre à viser la clientèle téléphage de, vous savez bien, « la ménagère de moins de 50 ans » – librairie dont les meilleures ventes se trouvent être les irremplaçables Harlequin (Je ne blague qu’à moitié: bien qu’extrêmement remplaçables, ils se trouvaient en effet sur l’étal des meilleures ventes), le désespérant Marc Levy, et les pleurnicheries-témoignages les plus glauques (du genre « ma mère est aussi ma soeur et mon père est également mon grand-père »), en bref, cette expédition livresque ne s’annonçait vraiment pas très bien. Mais, par acquis de conscience, j’ai décidé tout de même de fouiller un peu le rayon « littérature étrangère », une petite étagère assez aérée (pour ne pas dire vide) entre l’énorme rayon « chick lit » et l’imposant rayon « bit lit ». Et là, voilà que je tombe sur la dernière sortie de Louise Erdrich chez Albin-Michel: Le jeu des ombres.
Irene, écrivain – travaillant sur un peintre Américain fasciné par le culture amérindienne, George Catlin – est mariée à Gil, peintre Amérindien reconnu dont elle est également la muse. Elle découvre un jour que son mari lit en secret son journal intime. Elle se tait, et décide d’en rédiger un autre qu’elle place cette fois en sécurité dans un coffre à la banque, utilisant le premier pour manipuler son lecteur clandestin. S’engage alors une guerre psychologique cruelle, Irene tentant de briser le rapport de domination existant entre son peintre de mari et elle – sa muse.
Evidemment, l’intrigue même à tout de romanesque. Mais Louise Erdrich y met tellement plus. Elle est en effet une des plus talentueuses représentante de la renaissance Amérindienne, ce renouveau de la littérature des natifs d’Amérique du nord à partir de la fin des années 60 jusqu’à aujourd’hui. Ses livres sont riches de cette culture que l’on désigne souvent, et avec un mépris certain, comme « primitive », alors que, toujours vive, elle continue d’irradier l’Amérique de sa profonde connaissance de l’être humain, de sa sagesse, de sa mythologie, de son histoire et de son drame : le génocide Amérindien, un des derniers grands tabous de la société nord-américaine.
Et le style. Un souffle certain, des dialogues intégrés sans aucune barrière de ponctuation permettant par ce biais de ne pas laisser le lecteur respirer. Un rythme qui s’accélère au fur et à mesure que le conflit s’aggrave, des mots de plus en plus tranchants, de plus en plus forts, un long crescendo jusqu’au final dont je ne dirai pas un mot. Quand elle décrit la passion de Gil à travers la peinture, par exemple :
« La première fois où Gil avait pressé un tube pour en faire sortir de la peinture, de la peinture jaune, elle lui avait paru succulente et il en avait eu l’eau à la bouche »
Ou, prenant le point de vue d’Irene, digressant sur le kitsch:
« Gil avait un point de vue sentimental alors que celui d’Irene était tragique. L’association du tragique et du sentimental engendre le kitsch. Irene avait le sentiment que dès qu’elle ouvrait la bouche en public pour juger de son mariage, elle donnait voix au kitsch. […]
Ce qui est kitsch ce sont les indiens en tant qu’images, affirma Irene. On ne peut pas y échapper. Jamais nous ne récupérerons la franchise.[…]
Le kitsch est pire que le mauvais goût, Gil, c’est de l’hypocrisie. Je suis sérieuse, là. C’est représenter quelque chose et lui donner une apparence solide, charmante et lisse alors qu’elle est fracturée, douloureuse et malsaine. »
Ou encore, la vision de Gil sur leur couple:
« Gil avait un mur. Irene avait un mur. Entre les deux murs existait une zone neutre, intacte, une étendue sauvage où se trouvait tout ce qu’ils ne savaient pas et ne pouvaient imaginer sur l’autre. Gil avait une vision claire de cet espace qui les séparait. Il y voyait un paradis intact semblable à la zone démilitarisée entre les deux Corées. »
Pensées et paroles se mêlent dans ce texte, comme déconstruisant peu à peu, au fil de la lecture, la frontière entre dit et non-dit, entre ce qui est pensé et ce qui est parlé, entre le fond et l’apparence ; au fond, et touchant par là même toute la profondeur de ce roman, recherchant le vrai, la sincérité, le squelette de toute relation – ou ce qu’il en reste. Un livre extraordinaire confirmant Louise Erdrich comme une très grande de la littérature Américaine et mondiale.
Le jeu des ombres, Louise Erdrich, Albin-Michel (19€)
Sincères Condoléances,
Oskar Kermann Cyrus