Elena Ferrante : le droit à l’anonymat

Dans une enquête publiée simultanément dans quatre pays – en France par Mediapart – le journaliste italien Claudio Gatti remonte « la piste de l’argent » pour dévoiler l’identité d’Elena Ferrante, grande plume italienne et anonyme depuis 25 ans. Les médias complices de cette très discutable démarche se retrouvent submergés de violentes critiques sur le droit à l’anonymat et la violation de la vie privée d’une femme qui a toujours revendiqué la « protection » de son pseudonyme.

Dimanche 2 octobre, une alerte Mediapart signale un scoop. La vérité sur « Elena Ferrante », une auteure italienne a succès ayant vendu des millions de livres de par le monde, sans jamais dévoiler sa véritable identité. La démarche interroge. Pourquoi ? Quel est ce besoin de dévoiler l’identité d’un auteur ?

Claudio Gatti, journaliste d’investigation pour le principal quotidien économique italien, le Il Sole 24 Ore, y raconte comment, suivant la piste de l’argent, fouillant dans le patrimoine et les déclaration des impôts de telle et telle personne, a découvert l’état civil de l’auteure de L’amie prodigieuse. Le bougre doit sans doute être content de lui, mais le malaise est immense. De quel droit ?

C’est bon, on n’est pas la NSA, on peut violer sa vie privée

Disons-le d’emblée: la protection de la vie privée de chacun est devenue un enjeu majeur de notre époque. À l’heure où, via les réseaux sociaux, tout le monde est au courant de détails pas toujours intéressants de la vie privée de pas mal d’individus, plus ou moins proches, de ton frère à Beyoncé, l’urgence de protéger ce qui peut être protégé n’a jamais été aussi grande. Mais chacun a droit à la protection de sa vie privée – c’est d’ailleurs un des combats menés par Mediapart.

Elena Ferrante a toujours revendiqué cette protection. Elle utilise son pseudonyme pour « se protéger de l’extérieur ». Par timidité, par pudeur, mais aussi pour s’épargner l’inévitable appartenance aux cercles de ceux qui réussissent. Une intention plus que louable, que personne n’est habilité à remettre en cause – même pour vendre du papier ou faire parler de lui. Quand on lui a demandé d’écrire sur sa vie, elle a répété ce qu’elle a dit – toujours par écrit – aux journalistes qui l’ont interviewé: je vais répondre, mais je vais mentir.

Elle n’est pas élue. Elle n’est pas payée par l’État – et donc par des impôts. Elle n’est pas fonctionnaire, n’occupe pas une place importante au sein de la mafia napolitaine, n’est pas présidente de sociétés basées dans des paradis fiscaux : elle n’a de compte a rendre à personne. En tant qu’écrivain, elle a le droit au mensonge. C’est presque un devoir. Elle a le droit, comme chacun d’entre nous, de dire ce qu’elle veut sur sa vie. Et si c’est un mensonge, nous devons l’accepter.

Le fait qu’elle soit une personnalité publique n’enlève rien à la laideur de la démarche. Traquer une auteure pour le simple plaisir narcissique de dire qu’on l’a démasquée, c’est laid. Traquer une auteure par son patrimoine immobilier, c’est laid. Prendre en otage la critique littéraire pour vendre une traque sordide, c’est laid. En l’occurence, la personnalité publique, c’est Elena Ferrante, et ce qu’elle choisit de dévoiler de sa vie – même si c’est un mensonge. La personne privée derrière Elena Ferrante ne regarde personne d’autre qu’elle.

Enfin, un sentiment étrange se dégage de la lecture du papier sur Mediapart. Le sentiment de lire un papier people très vaguement intello, arrosé de superficielles observations littéraires qui font office d’alibi à ce papier ignoble. En gros: « On peut faire du Closer, comme c’est une auteure respectée, ça fait toujours intello ». Bravo inspecteur Colombo. T’as perdu ta dignité, mais avec le sourire.

Une démarche misogyne ?

La violence de l’article frappe immédiatement. Quatre médias dans le monde s’associent pour traquer une femme. Une femme qui a spécifiquement revendiqué son droit à l’anonymat. De quel droit ? Le malaise s’installe aussi dans la dimension misogyne de l’enquête. Personne n’a véritablement embêté JD Salinger. Harcelé par CNN, Thomas Pynchon obtenu, en échange d’une interview, la non diffusion de son image. Pourquoi alors cet acharnement sur Elena Ferrante ? La réponse est hélas trop courrante: c’est une femme.

En littérature, être une femme n’a jamais été simple. Dans une société patriarcale où l’image des femmes est omniprésente, on exerce sur elles une pression constante. Quand il ne s’agit pas d’être une « bonne épouse » ou une « bonne mère », on dit à Miley Cyrus ou Beyoncé – sous couvert de féminisme – de faire attention à « l’image de la femme » qu’elles sont supposées renvoyer. A-t-on jamais demandé à un homme de faire attention à l’image qu’il pourrait donner des hommes ? Ainsi les auteures sont-elles sommées de pratiquer une littérature qui ne donne pas une « mauvaise image de la femme ». Une littérature féminine, telle que l’homme hétéro l’entend.

À cela s’ajoute, pour les femmes auteures, les rumeurs persistantes, qui attribuent souvent leur travail à un homme. Amélie Nothomb en a fait les frais pour son premier roman, le génial Hygiène de l’assassin. Aujourd’hui, rien n’a changé. Depuis que les journaux se penchent sur le « mystère Elena Ferrante », il est très fréquent que l’on propose des suspects masculins, il est trop souvent évident pour ces messieurs qu’une femme ne peut écrire aussi bien. Ainsi, cette enquête relève de la chasse aux sorcières. Encore une fois, un homme se permet de violer l’intimité d’une femme, de fouiller dans sa vie – contre son grès – d’exposer à tous la « menteuse », comme jadis l’on pouvait humilier les femmes qui n’obéissaient pas. Cette enquête, aux pratiques inquisitrices, est une parfaite image du patriarcat qui règne en littérature.

La littérature est un mystère – appréciez-le

Cet article est finalement assez symptomatique de la starisation de la littérature. On ne peut envisager une oeuvre sans tout savoir de son auteur. Il faut voir son visage à la télévision, entendre sa voix à la radio, se délecter de ses bons mots quand il – ou elle – est interviewé chez Augustin Trapenard. Mais quel besoin a-t-on de tout connaître ? C’est une des principales questions posées par les lecteurs sur les réseaux sociaux. Pourquoi voudrait-on connaître la véritable identité d’Elena Ferrante ? Quelle est cette « morale d’état civile », comme l’écrivait si justement Foucault (c’est, ironiquement, cette citation qui ouvre l’article) ? Cette saine interrogation dénote, dans une société où l’on sait tout de tous et où l’on pratique de plus en plus un certain fascisme de la transparence.

Cette obsession a touché la critique littéraire, persuadée dans son ensemble qu’une oeuvre ne s’envisage qu’en fonction de l’auteur. Oubliant ainsi que l’on ne sait rien de l’homme derrière Homère, Shakespeare, à peine plus de Salinger, pourtant un peu plus contemporain. Une oeuvre parle d’elle même, et se construit à travers deux entités. L’auteur, qui décide lui-même ce qu’il dévoile de sa personne, qui décide lui-même de son droit au mensonge (son devoir ?), qui décide lui-même de l’utilisation de son oeuvre, et le lecteur, qui s’empare (ou pas) des questionnements que soulèvent l’oeuvre, ou tout simplement se laisse emporter par le voyage. Le reste n’est pas notre affaire. À aucun moment le lecteur n’a un quelconque droit de regard sur la personne privée derrière le nom de l’auteur.

La réponse de certains lecteurs va d’ailleurs dans ce sens. Qui est Elena Ferrante ? À cette question que beaucoup ont jugé absurde, ils répondent: « Nous sommes Elena Ferrante ». En cela que chacun peut se retrouver, sinon dans un personnage de roman, dans ce désir d’anonymat, qui est aujourd’hui un de nos droits les plus précieux.

Viktor Salamandre

BONUS –

La drag queen américaine Alaska Thunderfuck clame « Daddy mother-fuck it, I’m not you puppet » dans « Puppet »:

2 réponses à “Elena Ferrante : le droit à l’anonymat”

  1. Avatar de Un partageux

    En survolant l’article de Gatti j’ai eu l’impression d’assister à un viol (et d’être impuissant à en arrêter le cours). Qu’un type se comporte en salopard, bon, l’humanité compte des salopards. Mais que des journaux, c’est à dire des collectifs de gens censés ne pas se laisser dominer par leurs pulsions, se fassent complices…

    Une envie de vomir.

  2. Avatar de Willem H.

    Big Brother, quand tu nous tiens…

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